(Crédit Damien Meyer / AFP)
Le Conseil des maîtres touchait à sa fin, hier, quand Anne a pris la parole pour nous présenter le « mathathlon », une initiative académique à laquelle sa classe a participé cette année. Il s’agit d’une sorte de concours de résolution de problèmes mathématiques, où chaque élève apporte une partie des points que la classe doit atteindre. Une expérience intéressante à maints égards, d’après Anne :
- les problèmes sont assez différents de ceux qu’on donne habituellement aux élèves ;
- globalement, ça a été dur au début, pour l’ensemble des élèves, Anne nous a dit sans ambages : « chers collègues, nos élèves ne sont pas bons ! » ;
- surprise, ce ne sont pas forcément les élèves qu’elle attendait qui ont été en réussite : beaucoup de bons élèves, notamment, se sont montrés démunis, déboussolés : « ils sont trop scolaires et manquent de persévérance », a conclu Anne.
Form(at)er les esprits
Avec Anne et quelques collègues, on est restés un moment, après la réunion, à discuter de tout ceci.
« Nos élèves ne sont pas bons ! »… Pourtant le niveau général des élèves de l’école est très correct, la sentence d’Anne venait à contre-courant du ressenti habituel. Mais, manifestement, nos élèves sont surtout doués dans un cadre balisé, connu, sans surprise réelle. Cela, on peut le vérifier régulièrement : mettez, dans un exercice de grammaire lambda, un petit piège, une petite difficulté, la plupart des élèves vont tomber dans le panneau ; dans un problème numérique, ajoutez une donnée non chiffrée dans l’énoncé, ils passeront presque tous à côté. Se référant sans cesse à la norme qu’on leur donne en leçon, ils ont du mal à voir ce qui est à la marge, ce qui sort des sentiers battus, à considérer d’autres formes que les standards.
« Nos élèves ne sont pas bons ! » : ils sont surtout adaptés au travail qu’on leur donne, et on a sans doute tendance à leur demander essentiellement d’appliquer, de traiter les récurrences, de comprendre les concepts et les notions, dans le meilleur des cas, mais de réfléchir ? Enfin, on leur demande de réfléchir, ça oui, toute la journée, même, mais les place-t-on vraiment en situation de réflexion ? A quel point, nous qui sommes censés les former, contribuons-nous à les formater ?
« Ils sont trop scolaires »… On comprend bien ce qu’a voulu dire Anne. Tous les enseignants ont probablement employé cette expression, « tu verras, il est très scolaire », « c’est dommage, elle reste très scolaire », pour dire d’un élève qu’il est sérieux, qu’il travaille bien, qu’il sait ses leçons, que ses résultats sont bons, mais qu’il lui manque un petit quelque chose, un zeste de réflexion, un peu d’originalité, de réactivité, de créativité. Scolaire ici serait synonyme, poussons légèrement, de plan-plan, fade, sage, laborieux, terne, sans couleur, sans surprise, un peu raide, un peu triste. Mazette.
Quel paradoxe, au fond, une école qui parle d’élèves trop scolaires ! Une école qui, d’une certaine manière, regrette que ses élèves correspondent un peu trop à ce qu’elle attend d’eux, à ce qu’elle leur demande, à ce qu’elle leur propose, une école qui déplore que ses élèves, à la fin, lui correspondent un peu trop… Car c’est peut-être bien l’école, qui est trop scolaire.
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Intelligences multiples
On comprend mieux le regain d’intérêt pour les pédagogies alternatives, Montessori, Freinet et autres. On se souvient aussi, il y a quelques semaines, d’un sondage Opinion Way demandé par l’Apel, l’association des parents d’élèves dans l’enseignement libre : 59% des parents pensent que la principale capacité développée par l’école est la capacité de compter et de calculer (l'intelligence logico-mathématique), 84% des parents pensent que l'école ne développe pas ou peu la connaissance de soi, 75% que l’école développe peu, ou pas du tout, l'intelligence relationnelle, 84% des parents considèrent que le rapport des enfants à l'école serait meilleur si l'école leur proposait des pédagogies adaptées aux formes d'intelligence où ils sont le plus à l'aise, 91% des parents demandent une meilleure prise en compte des intelligences multiples dans l'école pour réduire l'échec scolaire.
L’école utilise surtout les capacités logico-mathématiques et verbo-linguistiques (lire et écrire), or il existerait, d’après les travaux du psychologue du développement Howard Gardner, « six autres formes d’intelligences : visiospatiale (ces élèves apprennent mieux avec des images), kinesthésique (avec des mouvements), musicale (avec des sons, de la musique), naturaliste (en observant le vivant et en le répertoriant), intrapersonnelle (élève tourné vers lui-même, aime travailler seul) et interpersonnelle (apprend en communiquant avec les autres). Cinq d'entre elles ont été confirmées par l'étude du cerveau, via les IRM et les scanners (seule l'intelligence naturaliste ne semble pas correspondre à une activité cérébrale particulière) » (lire ici l’article, qui relate une expérience autour des intelligences multiples dans un collège).
Les neurosciences, dans la foulée d’un Stanislas Dehaene, ont également apporté des éléments importants dans le fonctionnement du cerveau qui apprend. Cependant l’école a tendance à faire la sourde oreille, peut-être aussi parce que les neurosciences ont le tort d’avancer dans un domaine, l’éducation, où beaucoup de recherches existent déjà, sur lesquelles les neurosciences posent un regard parfois teinté d’un brin d’arrogance, comme si une IRM disait tout du couple apprendre / enseigner.
Plaidoyer pour la créativité
Il y a quelques temps, le sociologue Hani Jafar a signé une tribune importante dans laquelle il regrettait le manque d’adaptation de l’école française au monde contemporain. Jafar note que le socle commun de connaissances et de compétences tourne majoritairement autour de la transmission des savoirs - organisés en disciplines - et de l'esprit critique : « Spécificité bien française, notre formation à l'esprit critique est dorénavant nécessaire mais non suffisante. Elle n'est qu'une des composantes de ce que nous appelons les compétences du XXIe siècle : l'esprit critique, la communication, la créativité et la collaboration. Nous devrions donc concentrer nos efforts sur les autres compétences, en particulier la créativité (définie comme la capacité à imaginer ou réaliser quelque chose de nouveau, d'original). Or la créativité n'est citée qu'une seule fois dans le projet de socle commun de connaissances, de compétences et de culture du 12 février 2015. »
Créativité et innovation (« innover consiste à faire des liens entre des choses à priori déconnectées, c'est un processus complexe qui nécessite de réassembler de façon créative des savoirs distincts») doivent être placées au cœur de l’enseignement, il faut former les petits français aux « capacités à proposer de nouvelles solutions, de nouvelles visions pertinentes des choses » (François Taddei).
Le monde change, ses exigences aussi, il faut s’adapter : « En effet, si dans le passé l'accent était mis sur l'assimilation d'une somme de connaissances, ce qui importe aujourd'hui pour un élève n'est pas ce qu'il sait, mais ce qu'il fait avec ce qu'il sait. Pour le dire simplement, notre paradigme éducatif de l'ère industrielle est maintenant obsolète car nous vivons dans un monde post-industriel. »
Les élèves doivent apprendre à innover, à prendre des risques, à échouer, à travers leurs erreurs à développer des attitudes comme la persévérance, la curiosité, la discipline et la maîtrise de soi.
« Pour former les citoyens et les travailleurs au XXIe siècle, nous devons apprendre aux élèves à trier des informations en grande quantité, à les analyser de façon critique, ceci afin de les utiliser pour résoudre des problèmes complexes de façon créative tout en coopérant avec des pairs et en étant capable de communiquer les résultats de façon articulée et pertinente. Et cela tout au long de la vie. Chacun voit bien qu'il est de plus en plus difficile en France de faire face aux enjeux du XXIe siècle avec un modèle académique reflétant notre culture du XXe siècle. »
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