L’éclipse scolaire

(Crédit AFP)

C’est un de mes élèves, en début de semaine, qui a eu ce bon mot involontaire :

« Maître, est-ce qu’il y aura vraiment une éclipse scolaire, vendredi ? ».

Le pire, bonhomme, c’est que tu avais raison : l’école va, un peu partout en France, s’éclipser vendredi matin durant cet exceptionnel phénomène.

Sortie annulée

Avec ma classe, on avait une sortie, vendredi toute la matinée – une animation avec la commune, prévue de longue date. Le directeur est venu me voir, mardi midi, embêté.

« Dis-moi Lucien, tu sais que beaucoup de sorties sont annulées, vendredi, en raison de l’éclipse… Tu comptes faire quoi, de ton côté ? Les enfants seront bien protégés ? ».

Je m’y attendais un peu, à vrai dire. Le matin, déjà, j’avais eu droit à un mot de parent : « Y a-t-il quelque chose de prévu à l’école pour protéger nos enfants de l’éclipse ? ».

Mazette ! Protéger les enfants du soleil, évidemment, mais de l’éclipse !... Au contraire, je veux qu’ils la voient, l’éclipse, je m’en voudrais de les priver d’un tel spectacle !

C’est que je garde un merveilleux souvenir de celle, totale, de 1999, vécue en rase campagne, près d’un troupeau de vaches déboussolées qui, devant l’obscurité et le silence soudains, avaient pris la direction de l’étable, pensant la nuit venue, avant de revenir vers le pré aux premiers rayons.

Bref, depuis lundi je me démène pour trouver une série de lunettes spéciales éclipse CE n°89/686 pour équiper ma petite troupe, en pure perte. Opticiens : rupture. Pharmacies : rupture. Nature & Découverte : rupture. Supermarchés : rupture. Et partout des commandes en attente pour cause de rupture générale chez les grossistes et les fabricants. J’ai du laisser mon nom et mon numéro de téléphone dans une bonne douzaine d’enseignes, au cas où.

J’ai un peu louvoyé, avec mon directeur, je lui ai dit que oui, certainement, que j’aurais des lunettes, que j’attendais une réponse, mais que oui, ça devrait le faire. Il m’a répondu : « Dernier délai 15 heures, après je dois donner ma réponse à la mairie, pour ta sortie ».

A 15 heures, j’ai du annuler ma sortie la mort dans l’âme, je n’avais toujours pas de lunettes.

C’est ballot, une heure plus tard je recevais un coup de fil : 22 paires garanties.

Tant pis pour la sortie, je me suis dit que j’allais transformer ça en séance de sciences et d’observation dans la cour. Diantre, ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir une éclipse !

Plus efficace que Vigipirate

Sauf que j’ai intérêt à trouver les 6 paires qui me manquent ! Dans ma commune ce sont les directeurs d’école à qui il revient de décider de la conduite à tenir et le notre a déjà averti : pas de lunettes = pas de récré, l’acmé de l’éclipse se trouvant pile à 10 h 20 et quelques, les enfants devront rester dans les classes.

Privés d’éclipse, en quelques sortes.

D’un côté, je comprends, on ne peut pas exclure qu’un Kevin regarde le soleil malgré les mises en garde et les explications les plus convaincantes, la curiosité, surtout bien aiguillée, s’ajoutant à la propension à désobéir. Je le vois bien avec une éclipse à vie dans la rétine, le Kevin, et moi des regrets éternels.

D’un autre côté, voilà qu’un événement extraordinaire, il n’y en qu’un par décennie, et encore, se déroule sous nos yeux, et il faudrait qu’on calfeutre nos élèves dans les classes, qu’ils n’y assistent surtout pas !

Plus efficace que Vigipirate : l’éclipse !

Confinés

Hier mardi, les réseaux sociaux bruissaient des interdictions, plus ou moins fermes, venues des inspections de nombreuses Académies.

« Sorties annulées pour ce qui nous concerne »

« Notre inspection vient de nous interdire toute sortie scolaire et activités sportives ce jour-là ! »

« La récréation est annulée, on doit rester confinés dans nos classes ».

« Nous aussi on doit enfermer les enfants dans les classes... »

« Nous on devra même tirer les rideaux… »

« Note de service de l'EN : nous recommandons de.... mail de l'IEN : il est préférable de... résultat c'est le directeur qui tranche et qui a les collègues en face de lui ! »

« On a du signer des autorisations pour que les enfants puissent y assister à l’école »

« Nous on est confiné dans nos classes jusqu'à 11h45 ! C'est chouette les enfants, il y a un truc super dehors que vous ne verrez peut-être plus jamais, mais c’est pas grave, on va fermer les rideaux !!! »

« Pareil, interdiction de sortir entre 9 h 20 et 11 h 40... Mais au lieu de gaspiller du pognon à éditer des affiches dont tout le monde se f.... , des livrets à destination de personnes qui ne les lisent pas... , pourquoi on ne nous a pas fourni ces fichues lunettes pour observer ce phénomène rare et fabuleux ... ? »

« On a reçu plus de méls sur cette éclipse de l'académie que sur le décès d'une collègue, que sur nos conditions de travail, que sur les façons de venir en aide à un enfant, que sur… ».

Arf.

Au programme

Bien sûr, il ne faut pas se cacher derrière l’administration, qui a découvert mardi 17 mars qu’elle devait communiquer sur l’éclipse du 20. Le ministère a même attendu 18 h 53 pour envoyer un mail reçu par les enseignants ce matin seulement, contenant des recommandations de sécurité et des liens pour préparer l’éclipse avec sa classe (le meilleur est celui-ci, merci l’Académie de Toulouse), et même un lien vers le site du CNRS qui retransmettra l’éclipse en direct. Mieux vaut tard que jamais.

Heureusement de très nombreux instits avaient anticipé, se sont procuré des lunettes et ont prévu quelque chose, de l’observation directe simple à l’observation en direct du club d’astronomie de la ville. Parmi ceux qui n’ont pas trouvé de lunettes – et qui ne sont pas confinés – plusieurs ont choisi l’observation indirecte du phénomène (sténopé par exemple) : c’est un peu frustrant mais c’est déjà ça, et le côté expérience vient racheter l’affaire.

Parce que figurez-vous que l’éclipse – oui, cette même éclipse qu’on nous demande d’imaginer derrière les rideaux opaques de nos classes – tape en plein dans le programme de sciences de cycle 3 ainsi que le rappelle le ministère lui-même : "Le sujet des éclipses est inscrit dans les programmes d'enseignement. A l'école primaire, les éclipses peuvent trouver leur place au cycle des approfondissements (CE2, CM1, CM2), dans le cadre de l'étude du "ciel et de la Terre" (Lumières et ombres, Mouvement de la Lune autour de la Terre)". On est en effet sensé aborder : le système solaire et le mouvement des planètes autour du soleil, le mouvement apparent du soleil, la distinction étoile et planète, planète et satellite (ex. : la lune, satellite de la Terre), rotation et révolution, la lumière et les ombres, les conditions d’obtention d’une ombre, les phénomènes de phase de la lune…

En juin 2014, les recommandations pour la mise en œuvre des programmes insistaient, concernant les sciences : « une étude des phénomènes, en lien avec des événements naturels marquants, est recommandée ».

Comme quoi.

De toute façon, il devrait y avoir des nuages.

Edit du 19/03, 20 h 48 : il semblerait que l'incompréhension de bon nombre d'enseignants, de parents et même de scientifiques ait finalement fait bouger les choses ; un syndicat de primaire, sans doute alerté par sa base, a notamment envoyé une lettre à la ministre, demandant à ce qu'"une même consigne soit donnée aux écoles et qu'on fasse confiance aux enseignants". Vers 18 heures ce jour, le ministère s'est fendu d'un communiqué où l'on peut lire que les "initiatives sont vivement encouragées". A 15 heures de l'éclipse, il était temps.

Nota : il faut absolument lire cette courte BD de Lepithec sur l'éclipse du 20 mars, tout y est.

Et pour rire un peu, voici 5 alternatives pour profiter de l'éclipse solaire sans lunettes spéciales...

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