C’était il y a une trentaine d’années. Ecole Ferdinand Buisson, petite ville de province. Depuis quelques semaines je savais lire et commençais à écrire. L’année de CP était bien entamée, je crois bien qu’on allait sortir de l’hiver.
Je m’apprêtais à rédiger ce qui allait être ma première phrase complète, sans modèle. Dans mon souvenir, cela m’a pris une bonne partie de la matinée. Je la voulais parfaite, cette phrase, aussi je réfléchissais à chaque son que je voulais transcrire, à chaque coupure entre les mots. Je repensais aux mots que nous avions rencontrés dans le livre de lecture, pour m’aider à accoucher des miens. Je m’appliquais comme jamais pour former mes lettres, moi le gaucher un peu gauche. Bien qu’au premier rang, je n’écoutais pas grand-chose à ce que disait la maîtresse. Je veillais toutefois à ce qu’elle ne me surprît pas : je cachais mon bout de papier entre mes mains, près de ma trousse, dès qu’elle regardait dans ma direction. Puis je reprenais mon labeur. J’étais assez fier de moi, je n’étais pas sûr que beaucoup de mes camarades avaient déjà écrit une phrase entière ! Mais je restais concentré, il fallait que je réussisse. De temps en temps ma voisine, à ma gauche, faisait mine de regarder ce que je faisais, intriguée. Je cachais immédiatement mon papier entre mes mains, sans un regard vers elle. Et pour cause. Ce petit mot que j’écrivais à grand peine, il était pour elle.
Quand j’eus fini mon patient travail de scribe, je découpai la petite feuille en long, de sorte qu’il ne restât qu’une bandelette sur laquelle mon écriture malhabile était parvenu à coucher ce que mon être profond, ce petit garçon d’à peine six ans, ressentait si fort depuis la rentrée. Puis je pliai le papier, encore et encore, et la bandelette devint un petit carré, minuscule, que je tins le reste de la matinée au creux de la main.
Peu avant la sortie de midi, je profitai que ma voisine parlait avec une copine pour glisser ce tout petit morceau de papier dans sa trousse, avec toute la célérité dont j’étais capable, le cœur à 130 bpm.
Je sortis très vite dans la cour de récréation, sans regarder derrière moi, et me mis à jouer très fort. Ma voisine, elle, ne mangeait pas à la cantine.
Sur le petit bout de papier, plié en 8 dans sa trousse, j’avais écrit, certainement avec beaucoup de fautes : « En classe je suis à côté de la fille que j’aime ».
… Je me souviens que j’ai commencé à guetter son retour, comme chaque midi, après la cantine, depuis le préau au fond de la cour. De là où j’étais je ne pouvais pas la manquer, je voyais à la fois la porte d’entrée de l’école, et la porte de la classe, qui donnait directement sur la cour. Mon palpitant a fait un bond quand je l’ai vue entrer dans l'école. Elle n’était pas seule. Son père et sa mère l’encadraient. Ils ont traversé la cour en direction de la classe. Je voyais parfaitement la maîtresse qui écrivait au tableau. Ils ont toqué à la porte, la maîtresse est venue vers eux. Le papa a parlé quelques instants, regardant parfois sa fille qui, elle, regardait droit devant elle. La maîtresse hochait la tête. Elle s’est mise à balayer la cour du regard. Et elle m’a vu. J’ai détourné le regard, vite, et j’ai fait mine de jouer. J’étais tétanisé. J’ai quand même vu du coin de l’œil les parents repartir vers la porte de l’école, et la maîtresse dire quelques mots à leur fille avant de rentrer dans la classe. Ma voisine est allée vers ses copines.
La cloche a sonné. J’étais glacé. Je me suis rangé avec mes camarades devant la classe. Nous sommes entrés, deux par deux. Quand je suis passé devant la maîtresse, qui se tenait devant la porte, elle a fait un geste pour me retenir, laissant les autres rejoindre leur place. Puis elle s’est penchée vers moi et m’a juste dit : « Lucien, tu prends tes affaires et tu vas te mettre au fond ».
…
Hier soir, mon fils de 5 ans ½, son goûter à peine avalé, a pris ses feutres et une feuille blanche et s’est attablé sans un mot. Je travaillais à côté, et jetais de fréquents coups d’œil vers lui. Il a fait un dessin représentant, main dans la main, une petite fille en rose, et un petit garçon en rouge. Au-dessus d'eux, un gros cœur rose colorié avec grand soin. Il a écrit son prénom, celui de la demoiselle, et m’a demandé de lui épeler "Disneyland Parc". Il a ensuite "plié en cadre" le dessin, a pris une autre feuille et en a fait, pliant bord à bord avec soin, une enveloppe qu’il m’a demandé d’agrafer. Sur cette enveloppe il a de nouveau écrit leurs prénoms, dessiné un cœur, puis a glissé son dessin à l’intérieur. Quand il a eu fini, il a déclaré : « Demain, je donnerai cette invitation de mariage à mon amoureuse. On va se marier au Disneyland Parc ».
Malgré moi, je me suis mis à trembler pour mon petit bonhomme.
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