Civisme et engagement : quels citoyens ? [Analyse 5/5]

Par Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)

 

La jeunesse des territoires et des départements d’Outre-mer partage une même défiance à l’égard du personnel et des institutions politiques que l’ensemble de la jeunesse métropolitaine. Elle se montre critique et a plutôt tendance à se tenir à distance de la politique institutionnelle. Une large majorité des jeunes ultramarins (59%) considère que les hommes politiques sont corrompus (63% en métropole) et la quasi-unanimité (93%) déclare ne pas avoir confiance en la politique. Les syndicats échappent davantage à cette suspicion généralisée, mais la défiance est là aussi de mise (71%). Pour autant, ils ne renoncent pas à créditer la politique de son pouvoir d’action et de transformation : 61% contestent l’idée que les hommes politiques n’ont plus de pouvoir.

 

Comme leurs alter-ego de métropole, les jeunes ultramarins, ne sont pas dépolitisés mais ils sont politisés autrement. Ils entrent en politique dans un contexte qui favorise un ensemble de dispositions critiques à partir desquelles se développe un nouveau modèle de citoyenneté. Ils sont porteurs, souvent en les amplifiant, des changements qui opèrent au cœur même de la citoyenneté contemporaine. Enfants de la crise de la représentation politique, ils font leurs armes de citoyens dans une conjoncture politique et sociétale où se combinent une forte défiance institutionnelle et un intérêt pour la chose publique et même politique, où l’affaiblissement de la norme civique du devoir de voter laisse une plus grande part à l’abstention devenue plus légitime, où enfin la protestation dans les urnes comme dans la rue fait partie intégrante de la panoplie du citoyen. Bref, leur socialisation politique s’établit à partir d’un triptyque caractéristique – défiance, intermittence du vote, protestation – qui configure leurs attitudes politiques comme leurs comportements électoraux au sein d’un modèle de citoyenneté à la fois plus individualisé, plus expressif et plus critique. La politisation des jeunes ultramarins s’inscrit globalement dans ce modèle, mais présente quelques traits distinctifs qu’il faut préciser.

Premier signe distinctif, leur reconnaissance de la démocratie domine, mais présente certaines fragilités. Alors que 20% des jeunes métropolitains affirment se sentir appartenir à une communauté définie en premier lieu par les valeurs démocratiques de base ils ne sont que 8% à exprimer la même réponse. D’autres appartenances communautaires prennent le pas, notamment la religion (10% contre 3% en métropole), ou encore l’ethnie (19% contre 5% en métropole). Leur lien à l’acte de vote apparaît aussi un peu plus ténu : 62% reconnaissent pouvoir être heureux sans voter (+14 points qu’en métropole).    

Second signe distinctif, leur moindre propension à la protestation. Si celle-ci reste affirmée elle connaît une inflexion significative par rapport aux dispositions des jeunes métropolitains (-11 points). Un jeune ultramarin sur deux de Generation What (51%) se déclare prêt à participer à un grand mouvement de révolte de type Mai 68 tandis qu’ils sont 62% en métropole. C’est parmi les jeunes de Polynésie Française que l’attirance pour ce type d’action est la moins affirmée (42%). Même dans les territoires ou départements tels que La Guyane, la Nouvelle-Calédonie ou la Guadeloupe, où règne pourtant un certain climat de contestation sociale, la disposition protestataire reste toujours moins marquée qu’en métropole. 

Troisième caractéristique, une dénonciation active d’un certain nombre de dysfonctionnements et de problématiques plus spécifiques aux conditions de vie dans les Outre-mer. (Graphique 6) Les questions de l’emploi et du pouvoir d’achat restent des préoccupations premières et partagées par tous les  jeunes. Mais les jeunes ultramarins, même si c’est un enjeu qui a pour eux son importance, accordent moins d’attention aux thématiques écologiques, ainsi qu’à l’environnement, qu’en métropole (-20 points). Ils apparaissent plus concernés par les problèmes de sécurité au quotidien. Parmi les sujets de préoccupation qu’ils jugent importants, l’insécurité est plus fréquemment mentionnée qu’en métropole (34%, soit + 16 points), et ce tout particulièrement en Guadeloupe (41%), en Guyane (42%), et en Nouvelle-Calédonie (43%). Plus de la moitié des jeunes de Mayotte (55%) font de la question sécuritaire une préoccupation de premier plan.

Les ultramarins dénoncent les drogues, - la quasi-unanimité (82%) considère qu’il y a trop de drogues (59% en métropole) -, mais aussi la violence (96%), et la pauvreté (93%). Ils se montrent préoccupés par la montée des inégalités en France (88%), sont nombreux à considérer qu’il y a trop de riches (67%), et dénoncent trop d’injustices (95%). Ils sont aussi plus nombreux à dénoncer le fait qu’il y a trop d’assistés en France (67% contre 50% en métropole) et à adopter des positions encore plus réservées concernant l’idée que l’immigration est une source d’enrichissement mutuel (31% contre 23% en métropole ne sont pas d’accord avec cette proposition). Confrontés à des problématiques spécifiques aux territoires ultramarins, où les enjeux migratoires en provenance de pays voisins se posent avec une grande acuité, notamment en termes de concurrence sur le marché de l’emploi et d’allocations des ressources, les jeunes ultramarins se montrent dans l’ensemble moins favorables à l’immigration.

Les sujets qui préoccupent le plus

En matière d’engagement, leurs dispositions sont assez similaires à celles des jeunes de métropole. L’instauration d’un service civil obligatoire est un projet qui emporte leur adhésion (83% y sont favorables). Cette disponibilité pour un engagement civique s’ajoute à leur plus grande inclination pour le service militaire obligatoire (+15 points). La défense des valeurs civiques et de la nation est donc une préoccupation qui peut les rassembler. Néanmoins, et semblables en cela aux jeunes de métropole, ils restent partagés quant à l’engagement physique que suppose la défense de la France ; 51% admettent qu’ils ne sont pas prêts en cas de guerre à se battre pour leur pays, 49% y seraient disposés. Selon les territoires ou départements, de grandes variations sont observées : à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie, près des deux tiers se disent partants (respectivement 63% et 67%) tandis que les jeunes de Guadeloupe et de Martinique, mais aussi ceux de Guyane, le sont beaucoup moins (respectivement 40%, 37% et 41%).

Leurs engagements concrets se portent davantage vers les associations que vers les partis politiques qu’ils tiennent à distance. En cela ils ne sont pas très différents des jeunes métropolitains. Seuls 6% des jeunes ultramarins se disentengagés dans un parti politique et sont contents de l’être, et l’on en compte un peu plus du double (14%) dans une association humanitaire ou dans une ONG. Une minorité active et militante qui n’est pas négligeable et qui témoigne d’une politisation significative des jeunes ultramarins, équivalente en tout cas à celle que l’on peut mesurer dans l’Hexagone.

Les associations sportives ou culturelles suscitent plus d’attrait : 32% sont dans une association sportive, 30% dans une association culturelle et 29% sont engagés dans une association locale ou de quartier. Le réseau associatif dans les territoires et départements d’Outre-mer rassemble donc une proportion non négligeable de jeunes qu’ils peuvent fédérer et sensibiliser à un ensemble de problématiques sociétales, à la fois locales et nationales.