Nous sommes le jeudi 26 septembre. Il est 2h40 lorsque d'immenses flammes dévorent l'usine du groupe américain Lubrizol près de Rouen endormie. L'atmosphère se charge d'une épaisse fumée noire tournoyante au-dessus de l'usine chimique d'additifs pour lubrifiants et carburants classée Seveso, "seuil haut". Pas moins de deux cents hommes sont dépêchés sur les lieux pour tenter d'enrayer la propagation du brasier à ciel ouvert. Ces soldats du feu subiront deux explosions avant de finalement parvenir à maîtriser la situation le lendemain à l'heure du déjeuner.
Si les quatre cents salariés sont sains et saufs, la colère des rouennais est un incendie d'une toute autre nature qu'il sera bien difficile d'éteindre. Et pour cause. Les premiers pas en matière de communication furent pour le moins chaotiques : premier tweet de la préfecture deux heures après le début de l'incendie, déclenchement des sirènes 4h30 plus tard, première déclaration du préfet écartant le risque de "toxicité aigüe" alors que le pompier présent à ses côtés se montre plus mesuré, tergiversations des pouvoirs publics et intervention en ordre dispersés des ministres, quasi absence de communication de l'usine concernée lors de la survenue des faits, soupçons généralisés et travail de sape des fake news sur les réseaux, le tout alors que tournaient en boucle les images de Jacques Chirac sur les chaînes d'information suite à son décès... Finalement, ce drame se révèle un condensé incandescent de notre époque tiraillée entre ses dynamiques contradictoires lorsqu'elle est confrontée à une gestion de crise. Quelles premières leçons retenir ?
Faire le deuil de la crédibilité côté autorité
Pour comprendre ce qui se joue actuellement avec l'incendie de l'usine Lubrizol, une prise de recul sur les dernières crises survenues en France s'avère nécessaire. À mesure des avancées scientifiques au fil des ans, de nouveaux risques jusqu'alors méconnus (amiante, toxine notamment) ont été révélés entraînant inexorablement une massification des communications anxiogènes et son corolaire, une perception croissante des risques et des scandales sanitaires, industriels et environnementaux. Pour le dire sans ambages, nous avons le sentiment d'être cernés par les crises partout et tout le temps. Et ces dernières sont non sans effets déstabilisateurs toujours plus violents. Pour les appréhender, il faut vous l'imaginer une guérilla implacable : surgissant là où on ne l'attend pas ou peu, la crise occupe très vite le terrain et met à mal le sang froid des caractères les plus trempés, entraînant des difficultés en chaîne. La sensation d'être assaillis par des bombes à retardement sanitaires médiatiques prêtes à exploser à chaque instant, contribue à accroître l'anxiété des foules, tout en ébranlant l’univers de référence et les convictions de l’ensemble de l’opinion publique. À plus forte raison lorsque la crise est très fortement visible comme c'est le cas pour l'usine de Lubrizol : flammes et fumées, odeur suffocante, nausées et vomissements... L'expérience empirique et donc sensorielle de la situation la rend incontournable. Voilà pour le contexte général.
Et il n'est pas sans lien avec la nouvelle donne médiatique. Pour exister, les chaînes d'information exigent un flux de nouvelles que leur logique concurrentielle impose de traiter immédiatement. Or, dans le cas de Lubrizol, la collusion de cette information avec le décès du président Jacques Chirac en a retardé la visibilité. Immédiatement la suspicion s'est répandue sur les réseaux : pour certains, pas de doute, cet agenda médiatique est l'expression d'un choix délibéré de la part du "système politico-médiatique" de dissimuler à une partie de la population les faits. Les émetteurs de communication qu'ils soient individuels, politiques, associatifs, syndicaux, professionnels se multiplient alors entraînant de fait une autre forme de cacophonie à l'ère du clash. L'anxiété, la colère sont là, inévitables. Et à ce jeu, l'usine Lubrizol a pris grand soin de ne surtout pas communiquer, laissant sur le devant de la scène médiatique les autorités seules, avant de changer de stratégie.
Revenons au fond. L’historique de ces crises successives a également produit le sentiment que certains risques étaient connus (Tchernobyl, sang contaminé, Médiator), mais volontairement cachés alors que ces crises auraient pu être évitées. Dans ce climat de suspicion et de défiance généralisée, à l'heure de Google Actualités, chacun exige le droit à l'information et une transparence totale et immédiate, récusant de facto une part d'incertitude propre aux connaissances scientifiques et l'idée d'un temps long, nécessaire à la recherche. La parole des pouvoirs publics est désormais immédiatement devancée et concurrencée par des paroles "profanes". Dès lors pourquoi s'entêter à communiquer en espérant conserver une once de crédibilité et de légitimité ? Ces qualités ne sont plus associées aux autorités depuis des années. Il faut bien en faire le deuil. Définitif. L'arrivée d'Edouard Philippe sur les lieux, mettant en avant les résultats scientifiques et sa proximité affective avec la ville de Rouen, en atteste : il n'est plus le premier ministre, il est l'homme proche et concerné qui vient rassurer. Toute communication publique, qu'elle soit de crise ou non, se fait désormais sur un terrain résolument hostile.
Assumer la cacophonie ambiante
Lorsque l'on s'intéresse aux crises, au banc des accusés, sont immédiatement convoqués l'accélération de la vitesse de diffusion de l’information sur les réseaux (Twitter, groupes Facebook) ou de la désinformation (fake news, stratégie de rumeur)... Pas franchement une révélation tant il s'agit désormais d'un élément structurel connu et étudié depuis des années. En revanche, un point mérite d'être souligné : c'est parce qu'Internet et médias sociaux participent à la vision "systémique" des crises qu'il faut désormais établir de nouvelles relations avec l'opinion. En d'autres termes, les risques ne sont plus perçus comme isolés mais comme un tout, doté d'une profondeur historique. Un risque ne s’appréhende qu’en rapport avec d’autres, convoquant ainsi une forme de "mémoire collective et continue du risque". Gérer le risque, c'est donc le concevoir comme un risque systémique, c'est à dire un ensemble de risques. En ce sens la question doit être traitée de manière globale et continue pour favoriser l'acculturation et donc l'anticipation de tous les acteurs et non simplement objectiver et rassurer l'opinion. C'est en rationalisant le risque que les individus se désaliènent et deviennent des acteurs autonomes et c'est ainsi que le danger se transforme en simple risque.
Piloter et non simplement communiquer
Les autorités ne veulent plus être prises à défaut de manière publique. Et c'est bien là le problème. Car à vouloir à tout prix "communiquer", elles en oublient de "piloter" : gérer la crise en encadrant l'enquête en cours. Le contresens de la part des autorités dans le cas de Lubrizol a été de vouloir se faire les porte-paroles de la communication des résultats des scientifiques, sorte d'amplificateurs de voix des experts, alors même que leur mission relève plutôt de l'ordre de la gestion de crise pour évaluer la faisabilité et le délai imparti pour chaque action et de préparer l'opinion aux révélations qui ne manqueront pas d'émailler l'actualité les jours suivants. Car les enjeux d'une crise "apparaissent comme exorbitants, multiples, et pour la plupart, ne se révèlent qu’au fil du temps", rappelle Laurent Combalbert, spécialiste des crises et ancien membre du RAID. L'implication potentielle d'une usine à proximité du site par le PDG de Lubrizol lui-même ou bien encore les dernières révélations de Mediapart au sujet un rapport administratif de l’inspection des installations classées qui pointait notamment la présence de produits "très dangereux pour l’environnement " et des risques inhérents de "formation de substances toxiques" en cas d’incendie en 2016, en témoignent. Chaque acteur joue ses munitions. Les récits contradictoires s'affrontent. La bataille fait rage.
Certes une cellule de crise a été activée, certes les consignes de protection ont été diffusées, certes les premières mesures de précaution ont été annoncées, bien sûr les points presse ont été réguliers et enfin la liste des produits entreposés dans l'entrepôt A5 de l'usine a été divulguée, mais impossible d'être audible lorsque l'on utilise un jargon trop technique auprès d'une population qui craint pour sa santé, celle de ces enfants ou futurs enfants. Le préfet de Seine-Maritime a voulu rassurer l'opinion, selon les process en vigueur, assumant le rôle d'un communicant, simple artéfact exécutant. De ce fait, la dimension stratégique du pilotage, impliquant de prendre en compte l'ensemble des paramètres d'incertitudes, à commencer par ceux des experts en termes de temps et de marge d'erreur, a été occultée. Une posture qui a pu le mettre en porte-à-faux avec le préfet de l'Oise, plus mesuré, ajoutant de la confusion à la confusion.
Bien sûr quatre membres du gouvernement se sont symboliquement présentés très vite sur les lieux pour occuper le terrain médiatique et assurer par leur présence la non dangerosité de la situation, comme il est d'usage dans tous les manuels de communication de crise. Mais leur absence de coordination et leur manque de précision scientifique a allumé la mèche de la contestation. À commencer par celle de leur opposition politique réclamant la création d'une commission d'enquête parlementaire. Un exemple, dans le cas de Lubrizol, le principe de précaution consistant à ne plus consommer de fruits et légumes, d'oeufs et de lait, n'a été expliqué par Agnès Buzyn que très tardivement sur France Inter le 2 octobre. Or, le distinguo entre les trois types de risques par inhalation, contact cutané ou ingestion est fondamental à intégrer pour appréhender les mesures de précaution à l'oeuvre.
Reconnaître la part d'incertitude
Dans un contexte de défiance généralisée, l'heure est à la reconnaissance de l'incertitude inhérente à ce type de situation anxiogène, plutôt qu'à un discours vertical de réassurance, inaudible alors même que la parole "profane" des réseaux s'entrechoque avec celles des autorités, des politiques et des experts. L’opinion publique attend aujourd’hui des pouvoirs publics qu’ils soient capables de mettre en avant les scientifiques pour s'assurer le pilotage global, de s’ouvrir vers une communication moins infantilisante et plus responsable, assumant les questions en suspens et les présentant au plus grand nombre.
Aujourd'hui, le gouvernement est confronté de plein fouet à un méta-risque d'opinion : les angles médiatiques déployés, mais aussi les risques associés, ne sont plus seulement liés à la catastrophe sanitaire. Ils sont désormais politiques (levée de bouclier de l'opposition), économiques (nécessité de définir un responsable pour assumer les réparations, notamment auprès des agriculteurs), environnementaux (impact de la pollution), sociaux (le sort des salariés de l'usine, la grève des enseignants des écoles à proximité), sociétaux (transparence et principe de précaution) et internationaux (la fumée s'arrêtant rarement aux frontières). Un vrai cauchemar éveillé pour les autorités dont l'obsession est de cantonner les sujets médiatiques à une seule et même problématique pour éviter toute contagion du phénomène d'opinion.
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