Ce mardi 23 octobre 2018, le polémiste Éric Zemmour a une nouvelle fois créé la polémique et enflammé les réseaux sociaux. Invité par BFM TV, il faisait face à l'historien Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, président de "Bibliothèque sans frontières" et auteur du livre "Le sens de la République" sur le plateau de Nathalie Levy dans l'émission "News et Compagnie". Un bandeau prévient les téléspectateurs. Qu'on se le tienne pour dit, il s’agira de discuter les thèses d’un seul des deux invités : « Zemmour : sa défense de Pétain. » Très vite, Éric Zemmour disqualifie d'emblée le chercheur qui, bien heureusement, s'est expliqué : "Il n’y a pas de neutralité de l’historien. Vous êtes engagé politiquement, toute votre vie vous avez été à gauche, ce n’est pas une infamie mais il faut le dire aux gens." Avant d'enchaîner plus tard dans l'émission : "Nous ne sommes plus dans l’immigration, certifie l’intéressé, nous avons une invasion et une colonisation (...) Le grand remplacement, il a déjà commencé, dans toutes nos banlieues. » Le tout non étayé, non chiffré, non prouvé, non argumenté.
Derrière ces échanges forcément controversés du fait des propos et de la présence même d'Éric Zemmour, se cachent des enjeux bien plus profonds qu'il n'y paraît sur la relation des chercheurs aux médias et leur rôle au sein de l'espace médiatique. Pour tenter de comprendre les dynamiques à l'oeuvre et revenir sur cette séquence, quatre chercheurs ont accepté d'analyser les tensions sous-jacentes tout en élargissant le propos à l'intervention des experts dans l’espace médiatique pour tenter de déconstruire les biais cognitifs en pleine action. Dans l'ordre alphabétique, il s'agit de :
- Bruno Cautrès, politiste, chercheur CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po, professeur à Sciences Po Paris.
- Pierre Lefébure, maître de conférences en science politique à l’université Paris 13, chercheur au laboratoire Communication et politique (LCP-IRISSO, UMR 7170), spécialiste de communication politique, des comportements de participation et du rapport des citoyens aux médias.
- Julien Longhi, professeur des universités en sciences du langage, à l’Université de Cergy-Pontoise (IUT de Cergy-Pontoise), centre de recherche AGORA, membre junior de l'institut universitaire de France promotion 2018. Spécialisé en analyse du discours et en sémantique, ses recherches portent sur les mécanismes de construction du sens dans les discours, en particulier politiques et médiatiques.
- Claire Sécail, Docteure en histoire contemporaine, chercheuse CNRS (LCP-IRISSO). Ses recherches portent notamment sur les rapports entre médias et politique, la médiatisation des campagnes électorales et, en particulier, le rôle des meetings politiques compris à la fois comme dispositifs stratégiques de communication et espaces médiatiques à part entière.
Souvent, lorsque l’on vous interroge dans les médias et plus particulièrement à la télévision, vous êtes associés à personnes qui défendent une opinion (parfois même lorsqu’ils sont invités en tant que professionnels), là où vous apportez un regard de chercheurs. En raison de ce mélange des genres, le récepteur est tout à la fois soumis à des « opinions », présentées parfois « savantes » et des « savoirs » portés par des chercheurs, présentés comme des « opinions ». Comment parvenir à faire entendre votre voix face à l’ensemble des biais cognitifs émis à longueur de débats ?
Bruno Cautrès : La présence dans les médias pose, presque par définition, une question paradoxale au chercheur : le temps de la recherche n’est pas celui des médias et moins encore celui de l’information en continu ou de l’actualité. On pourrait même dire, a priori, que ces deux temporalités sont presque opposées en tout. Le rêve du chercheur serait sans doute d’être interrogé sur un temps d’interview plus long, sur le mode d’une conversation scientifique portant sur ces thèmes de recherche. Les médias n’excluent pas ce modèle, même s’il est clair que nous ne sommes plus au temps d’Apostrophes ou des Radioscopies de Jacques Chancel. Des versions contemporaines de ces formats existent encore néanmoins. Mais deux différences majeures sont apparues depuis cette époque : la pluralité et la diversité des modes d’accès à l’information et l’accélération du temps médiatique et politique avec l’omniprésence de l’information en continu. Dans ce contexte, le nombre et la diversité des plateaux de télévision ou de radios auxquels les chercheurs peuvent être conviés s’est fortement accru et il existe beaucoup plus de possibilités d’invitations qu’il y a dix ou quinze ans. Mais ce nombre de plateaux impose un format : le chercheur ne peut être seul en plateau et les médias recherchent d’ailleurs toujours à équilibrer le profil de leurs invités. Si l’on accepte l’invitation d’un média, on en peut en même temps en refuser les règles du jeu : l’échange est rapide, pas de notes de bas de pages, pas de bibliographie, pas d’équations ou de modèles… Cela veut-il dire que la présence des chercheurs dans les médias est trop contradictoire ? Je pense que c’est le contraire. La présence dans les médias permet de faire passer des éléments de compréhension utiles à ceux qui regardent ou écoutent, à condition de ne pas sortir (ou pas trop sortir) de son couloir : on peut citer des données, des enquêtes, faire référence à des auteurs ou introduire des éléments qui montrent la complexité de tout. C’est bien là le rôle du chercheur : expliquer que rien n’est simple et qu’il faut éviter les fausses inférences. Le chercheur va parfois connaître des moments où il sera plus ou moins à l’aise, par exemple si une polémique éclate ou si une personne émet une opinion que le chercheur considère comme fausse au plan empirique ou théorique, ou heurtant les critères du débat pluraliste et respectueux des opinions. Mais si le chercheur éprouve ce sentiment, il m’a souvent été donné l’occasion de voir que le journaliste animateur du débat aussi et qu’il recadrait les choses aussi. On ne peut avoir de vision dichotomique à cet égard : il peut arriver aussi aux chercheurs se tromper ou de ne pas avoir tous les éléments d’explication, les médias font aussi du travail d’enquête, du travail de rédaction. Les plateaux sont préparés par les équipes de rédaction. Faire la différence, lors d’un plateau télé ou radio entre une « opinion savante » et une « opinion non savante » n’est pas toujours aisé d’ailleurs ; je dirais que c’est au chercheur de savoir tenir son rôle et de fonder ses analyses sur ses données, enquêtes. Si je juge par ma propre expérience pendant la campagne électorale de 2017, j’ai essayé (le plus souvent possible) de citer les enquêtes du CEVIPOF ; certains médias (par exemple la Matinale de LCI pendant la campagne électorale) faisaient un travail de rédaction autour des enquêtes du CEVIPOF, réalisant de l’infographie, mettant en valeur nos données.
Pierre Lefébure : Dans les discussions que nous avons régulièrement entre collègues de sciences sociales et humaines, nous déplorons souvent le fonctionnement des médias généralistes qui nous invitent dans des formats où il est non seulement impossible de transposer les modes d'expression écrite ou orale de notre milieu professionnel mais aussi quasiment impossible d'infléchir la logique d'expression médiatique (brièveté, rotation des sujets, simplification, affirmation...). Dans les formats écrits où le journaliste intègre de manière plus ou moins brève nos propos recueillis au cours d'un entretien téléphonique souvent assez long, il peut y avoir un décalage par rapport au sens initial car la citation sert moins à synthétiser ce que nous expliquons qu'elle ne sert à conforter ou illustrer un aspect de l'angle développé dans l'article. Dans des formats télé ou radio à plusieurs intervenants où le chercheur est le seul de ce statut face à des défenseurs de cause ou d'opinion, il est incité à s'impliquer de la même manière que les autres, de manière affirmative et synthétique. Et, même quand le plateau réunit le profil expert-chercheur, le management de la parole par le journaliste ou l'animateur convoque des formulations affirmatives à des questions aussi bien trop générales que très particulières auxquelles il est réducteur de répondre de manière simple et univoque même si parfois, fort heureusement, l'activité scientifique permet une conclusion claire. Ces constats valent même pour celles et ceux d'entre nous qui ont acquis un certain savoir-faire vis-à-vis des médias ou qui les étudient et en connaissent donc bien les contraintes. Malgré ces difficultés, et contrairement au point de vue énoncé par Pierre Bourdieu dans sa polémique contre Daniel Schneidermann à propos de l'émission d'Arrêt sur image à laquelle il avait participé en 1996, nous avons vocation à intervenir dans les médias sur les sujets dont nous sommes spécialistes car, si nous n'y allions pas, une certaine manière de parler des sujets d'intérêt général serait éradiquée, celle qui repose sur au moins deux grandes exigences. La première exigence scientifique est celle de la rigueur quant aux données disponibles : on en voit l'importance par rapport aux fréquentes querelles de chiffres (par exemple sur le nombre d'étrangers ou le taux de chômage) ou quant à la nécessité de caractériser un cas singulier surgissant dans l'actualité (par exemple une rixe mortelle) par rapport à une tendance ou un contexte. La seconde exigence scientifique est, même minimalement, celle d'un cadre théorique explicite pour interpréter les données et les faits : on en voit l'importance par rapport au vocabulaire utilisé dans le flux de l'actualité qui impose la plupart du temps sans qu'on y fasse attention un cadre théorique forgé par des acteurs engagés qui ont réussi à diffuser, voire imposer, certaines formulations qui ont des implications sur la manière de se représenter le sujet traité, par exemple la dette publique, la laïcité ou l'immigration. Face à cette incessante bataille des idées et des mots qui favorise la victoire idéologique d'un camp contre le ou les autres, l'approche scientifique s'efforce d'expliciter la logique propre de sa théorisation par rapport à des logiques concurrentes.
Julien Longhi : Je dirais que cela dépend déjà en partie du statut accordé aux différents intervenants, et au rôle que le dispositif devrait avoir pour réguler, voire hiérarchiser, les prises de parole. S’il y a un « mélange des genres » du point de vue énonciatif (des intervenants dont le but est d’argumenter et de convaincre versus des experts dont le but est d’apporter un éclairage distancié), il faut que la structuration des tours de parole en rende compte. Or cela est très rare, et la gestion des échanges lisse complètement les distinctions possibles qui devraient rendre compte « d’où on parle ». Pour pouvoir « tirer son épingle du jeu », le chercheur doit alors jouer le jeu du genre, à savoir une certaine brièveté et concision sur des sujets qui mériteraient un temps de développement, et une formulation de choses parfois théoriques ou complexes de manière plus attractive. Il y a donc un équilibre à trouver, mais les chercheurs rodés à l’exercice parviennent bien à concilier ces exigences. La complexité réside aussi dans les interactions entre les intervenants, car les différences de statuts modifient aussi la nature des prises de parole : comment réagir face à des affirmations, même fausses, dans un jeu de joutes verbales où celui qui gagne n’est pas forcément celui qui a raison, mais celui qui semble le plus convaincant. On le voit par exemple avec les approximations ou erreurs d’Éric Zemmour sur la distinction immigrés/étrangers, sur l’interprétation de faits historique, etc. On néglige aussi beaucoup je pense le « reste » que l’intervention de polémistes véhicule dans l’opinion. En linguistique on distingue le posé du présupposé. On l’a vu avec la rhétorique frontiste de Jean-Marie Le Pen : dans le "problème de l’immigration", une affirmation comme "nous allons résoudre le problème de l’immigration" présuppose déjà l’existence du "problème de l’immigration", qui devient une sorte d’unité figée ; avec "mondialisme", on présuppose qu’il existe une idéologie mondialiste, etc. Ces discours se sédimentent dans la mémoire discursive, et restent ensuite des éléments activés lors de la perception de phénomènes. Plus personnellement, en tant que linguiste, l’expertise sur les discours est également complexe car tout un chacun pratique le discours, et l’expertise linguistique peut sembler "évidente". Untel peut donc s’improviser linguiste ou sémiologue, comme très récemment Lórant Deutsch, qui a une opinion très tranchée sur l’apprentissage de l’arabe au regard du nombre de mots issus de cette langue dans la langue française (sans expliciter le lien, donner des points de comparaison précis, ni même avoir des notions rudimentaires de diachronie, si ce n’est des anecdotes qui ont fait sa popularité dans les récits historiques – ce qui pose aussi des problèmes pour les spécialistes de ce domaine comme on le lit sur les réseaux). La popularité semble aussi l’emporter sur l’expertise, comme je l’ai raconté dans un billet sur le Huffington Post : un travail assez conséquent que j’avais fait en amont d’interviews pour BFM qui devaient être diffusées dans une série d’été sur "Les mots de Macron" a été inutile, puisque les séquences n’ont pas été diffusées, au profit d’Alain Finkielkraut, interviewé dans le cadre d’une belle bibliothèque. Il donne son expertise linguistique, par exemple sur l’usage de "irénisme" par le président. En plus des problèmes que cela pose d’un point de vue humain (ne pas être diffusé sans être prévenu alors que j’avais effectué un travail – non rémunéré bien sûr – en amont, n’est pas très incitatif pour un chercheur dans la perspective de répondre favorablement à la prochaine sollicitation), ou journalistique (pourquoi choisir de diffuser l’analyse d’un "philosophe" plutôt que celle d’un linguiste alors qu’il s’agit de mots), se pose la question de l’occupation de l’espace médiatique, et de la présentation des experts. D’autant plus, comme je l’ai montré dans ce billet, que l’analyse en question du philosophe était erronée, et véhiculait davantage un discours convenu sur la vision que le philosophe a du président, qu’une analyse rigoureuse et linguistique. Je trouve qu’on a de plus en plus affaire à des experts de l’expertise, qui ont un avis sur tous les sujets, et qui donnent à leur propos un pouvoir symbolique par l’intermédiaire d’un discours présenté comme érudit, avec une syntaxe assez stéréotypée mais efficace, plein de connecteurs d’opposition ou de disjonction pour prétendre développer une pensée complexe. Petite anecdote à ce sujet, j’ai alors regardé le parcours d’Alain Finkielkraut, et il se trouve (sauf erreur sur sa page wikipedia) qu’il est diplômé d’une maîtrise de philosophie, et d’une agrégation de lettres modernes. J’en ai été très étonné, car pour moi, un philosophe était un chercheur en philosophie (docteur, membre d’un laboratoire, qui adopte une certaine méthodologie, validée par ses pairs, et non un essayiste sur la philosophie), de la même manière qu’un sociologue, linguiste, anthropologue, etc. Il ne s’agit pas du tout de considérer que ce sont les diplômes qui font la valeur de la prise de parole, ni que quelqu’un qui possède de tels diplômes ne dirait pas des choses très intéressantes, mais c’est davantage sur la présentation médiatisée des experts et des titres que cela se joue. Il y a souvent un hold-up sur les titres universitaires (des chargés de cours à sciences po se présentent comme maîtres de conférence), ce qui accentue davantage encore le brouillage des points de vue, et le type de point de vue et d’expertise que l’on peut attendre de tel ou tel intervenant.
Claire Sécail : Le débat entre l’historien Patrick Weil et Eric Zemmour est la dernière illustration d’une impossibilité à « débattre » quand les interlocuteurs ne partagent pas le même régime de parole. Le régime de parole du premier, c’est la vérité du savoir et des connaissances scientifiques ; celui du second, c’est le domaine de l’opinion masquée derrière une pseudo-scientificité. Les historiens contemporains sont des animaux empiriques. Leurs travaux reposent avant tout sur le contact critique avec des archives. Leurs résultats et leurs raisonnements sont tributaires de ce matériau et leur pensée ne s’aventure généralement pas sur des considérations hors sol.
Un chercheur peut-il avoir un parti pris idéologique, politique, historique qu’il peut faire prévaloir ?
Bruno Cautrès : En ce qui concerne les opinions et préférences politiques du chercheur lui-même lors de ses interventions dans les médias, il existe à mes yeux des règles simples : pour ceux d’entre nous qui sont fonctionnaires, l’obligation de réserve et d’une forme de retenue sur ses propres choix politiques ; un autre principe m’anime souvent : en interview j’essaie souvent de penser à la diversité des publics qui regardent, de penser à respecter cette diversité. Cela ne veut pas dire livrer de l’eau tiède, mais cela veut dire une certaine tonalité respectueuse des opinions et surtout un rapport à ses arguments fondés sur des données et enquêtes. Ce point est particulièrement important pour les spécialistes des élections et du vote, un domaine qui peut facilement prêter le flanc à polémiques. Encore une fois, c’est la validité des arguments scientifiques et leurs fondations empiriques qui permet au chercheur de mettre à distance les choses, de tenir son rôle, de bien vivre sa présence médiatique.
Pierre Lefébure : Sur le fond, l'exigence vis-à-vis du recueil et du traitement des données et l'exigence d'explicitation du cadre théorique valent pour une approche scientifique dite de "neutralité axiologique", c'est-à-dire dépourvue de parti pris (volontaire ou involontaire) auquel le ou la scientifique s'efforce par un auto-contrôle permanent et par l'examen critique de ses collègues tandis que, en tant que citoyen, il ou elle peut avoir un avis orienté sur le même sujet. C'est littéralement de la discipline scientifique et le manquement à cette discipline peut assez facilement se reconnaître aussi bien sur le fond que dans la forme. Alternativement, un scientifique peut faire le choix, constant ou ponctuel, de mobiliser ses compétences au service d'un engagement, aussi bien par la sélection du sujet à traiter que sa formulation, la nature des données privilégiées et les manières de les interpréter avec une habileté favorable à la cause défendue : c'est la fonction d'intellectuel et, en démocratie, il n'y a aucune raison pour que les scientifiques soient empêchés de s'investir dans le débat public de cette manière. Il est juste souhaitable qu'une telle orientation soit explicitée à l'attention du public. La spécialisation en science politique ou en sociologie fournissent particulièrement ce type d'opportunité, mais aussi le droit, l'histoire, la philosophie... C'est peut-être plus encore le cas en économie dont la nature scientifique fait même débat et qu'on pourrait rapporter, sans lui faire outrage, à une expertise irréductiblement dépendante d'une orientation interprétative engagée. Mais je dis cela alors que ce n'est pas mon domaine et que je suis peut-être incité à le penser par la récurrence des confrontations entre les différents courants de pensée économiques dans nos débats politiques.
Julien Longhi : Je pense qu’un chercheur peut choisir ses objets d’étude en fonction d’intérêts liés à un certain engagement, mais qu’il doit par contre produire des résultats qui reposent sur les méthodes, théories, savoirs, issus de sa discipline. C’est justement ce qui va le distinguer d’autres intervenants, même d’experts qui seraient liés à des institutions, organisations, entreprises. Pour moi par exemple, travailler sur le discours frontiste, ce n’est pas pour argumenter sur la qualité politique ou idéologique du camp politique analysé, mais pour rendre compte de phénomènes précis, non perceptibles dans le flot continu des discours, et pour combler, il me semble, un manque dans l’analyse politique. Il ne s’agit donc pas de déconstruire le discours pour en montrer les failles, mais mettre en œuvre une méthodologie (statistique textuelle, sémantique, etc) pour faire ressortir les traits saillants. Par exemple, dans un billet que j'ai écrit sur l’islam et le FN paru sur Slate, l’analyse montre la stratégie discursive pour mettre en mots le thème de l’islam. À chacun ensuite d’en tirer ses interprétations. Le chercheur peut alors avoir la responsabilité de porter ces résultats à la connaissance des citoyens, de mettre ce travail à la disposition en écrivant sur un blog, participant à des émissions, mais ne devrait pas entrer dans un jeu de conviction ou d’argumentation à charge ou à décharge de l’objet d’étude. Personnellement, ma perspective actuelle est de pouvoir mettre à la disposition des citoyens des outils et méthodes pour qu’ils puissent produire leurs résultats, médiés par le soutien de plateformes issues de la recherche. C’était le cas avec le prototype #Idéo2017 pendant l’élection présidentielle, ce sera à nouveau le cas pour les élections européennes, et c’est plus largement le cas pour les cinq années à venir avec le projet Digital Doxa pour lequel j’ai été nommé membre junior à l’IUF (institut universitaire de France).
Claire Sécail : Si les sociologues peuvent parfois être accusés par certains de partis pris idéologiques en faisant reposer leurs méthodologies de recherche sur des postulats non démontrés, les historiens résistent généralement bien à ce type d’argument du fait de leurs propres méthodes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les attaques de Zemmour à l’endroit des historiens ne reposent pas tant sur cet argument de l’idéologie que sur la dénonciation d’un soi-disant réflexe corporatiste criminel (une « mafia des historiens », donc) qui conduit les historiens à se présenter comme des propriétaires de l’Histoire, ce qui n’est évidemment pas le cas. Avec cet argument disqualifiant, Zemmour veut s’approprier un domaine – le récit historique - mais tout en s’affranchissant du socle scientifique existant. Jouant sur la propension des opinions à douter des réalités (succès des vérités alternatives et des théories du complot), il n’a pas beaucoup d’effort à faire pour emprunter les codes d’une scientificité historique au service de son approche idéologique et politique de l’histoire. On l’a vu pendant le débat face à Patrick Weil emprunter les codes de son interlocuteur, sembler défendre la vérité des faits, dire son sentiment de partager avec l’historien « un même constat », formuler parfois un « nous sommes d’accord sur ce point ». Mais ce n’est qu’une habileté rhétorique pour réinjecter ensuite son interprétation idéologique. Ce n’est d’ailleurs pas le même Zemmour qui s’exprime dans d’autres arènes médiatiques où les interlocuteurs ne sont pas forcément des chercheurs (émissions d’infotainment, etc.). Il est caméléon, possède les codes médiatiques et sait s’adapter à son interlocuteur. La présence de Zemmour ne valait que parce qu'il s'agissait d'un débat. Si la chaine n’avait pas trouvé d’historien pour lui apporter la contradiction, il n’y aurait pas eu de débat et on nous aurait épargné une nouvelle séquence médiatique Zemmour (qui a par ailleurs maintes fois été invité seul et aurait été malvenu de crier à la censure). Cela relève donc bien de la responsabilité éditoriale d'une chaine qui préfère la frontalité des paroles à l'intelligibilité du débat. Quant aux historiens, s’il est courageux de leur part d’accepter la confrontation sur un plateau, cette décision est davantage une volonté de réaffirmer publiquement leur fonction sociale attaquée de toute part (cela va du « soft Bern » au « hard Zemmour ») que de clarifier un débat historiographique sur un sujet. Car précisément, le contraste entre les régimes de parole biaise tout débat de fond.
Lorsque l’on est chercheur, faut-il laisser prospérer -sans contradiction- les opinions véhiculées par certains sans prendre la parole sur le sujet ?
Bruno Cautrès : En ce qui concerne le fait de laisser prospérer (sans contradiction) des opinions qui seraient contradictoires à l’éthique du chercheur ou aux critères de la validité scientifique, il n’y a pas de réponse simple : c’est une vieille question en fait de savoir si l’on peut débattre de tout et avec tout le monde. La recherche ne peut être totalement isolée de la place publique. Il me semble qu’à condition que le chercheur soit respecté dans son rôle et sa posture, que le cadre dans lequel on le fait débattre alors soit un cadre dans lequel le chercheur se retrouve, il est possible et même souhaitable que la contradiction soit portée sur des sujets polémiques ou face à des personnalités polémiques. Mais rien n’est simple dans ce domaine ; en ce qui concerne le débat entre Éric Zemmour et Patrick Weil, nous sommes un peu contradictoires : si le débat a lieu, on va dire que l’on donne trop la parole à l’éditorialiste polémique que le chercheur ne peut lui répondre sur le mode polémique sauf à renoncer à son rôle de chercheur ; si on ne lui oppose pas la parole et les arguments empiriques du chercheur, on dira que ce n’est pas juste et équilibré… L’impact des personnalités polémiques dans l’espace public est de toute façon déjà fort si les médias les invitent. Dans le cas du débat entre Éric Zemmour et Patrick Weil, on voit que Patrick Weil peut présenter sa parole d’historien, le téléspectateur peut se faire son point de vue. Éric Zemmour essaie de "délégitimer" la parole de l’historien en le qualifiant de personnalité de gauche ; mais on voit que l’historien parvient à expliquer son parcours et à rétablir les choses.
Pierre Lefébure : Sur les données comme sur le cadre théorique, la promotion par Zemmour d'une lecture savante, voire érudite, d'un récit national identitaire polémique est absolument non conforme à l'exigence scientifique, notamment parce qu'il élude et trie les faits et les réinterprète conceptuellement en fonction de son orientation idéologique. S'il n'y avait pas de présence médiatique de la science historique face à Zemmour, l'espace public français serait totalement déséquilibré. Il y a donc une double responsabilité : celle des historiens scientifiques de s'exprimer dans les médias et celles des médias de leur fournir les conditions les plus favorables puisque, par ailleurs, leur fonctionnement ordinaire fournit à Zemmour des formats d'expression dans lesquels il est à l'aise.
Julien Longhi : Comme dit précédemment, ces opinions qui se diffusent ont tendance à irriguer l’opinion collective, elles posent parfois les termes du débat de manière biaisée, ou orientent ce qui peut ou doit être dit en réaction à des événements. J’ai l’impression que de plus en plus, c’est le champ médiatique, et plus particulièrement éditorialiste, ou polémiste, qui impulse les thèmes de débats de société. Au coup par coup, ici les prénoms, là le général De Gaulle, on se trouve dans un jeu de réaction perpétuelle. Il ne faut pas pour autant adopter la politique de la chaise vide, mais il faut que si les chercheurs s’impliquent, le public puisse tenir compte des lieux d’énonciation et des types d’expertise. Pour cela, le dispositif médiatique doit mettre en scène sainement des débats d’idées.
Claire Sécail : Le contradictoire ne se réduit pas à un face à face sur un plateau TV. C’est le débat public démocratique lui-même qui est, par essence, contradictoire. Le jugement des citoyens se construit à partir d'une série de messages. La mise en contradiction sur un plateau n'est qu'une modalité, pas une nécessité du débat. Prenez l'exemple des meetings électoraux. Fin XIX- début XXe, ils étaient contradictoires. Puis dans l’entre-deux guerres, ils sont devenus monopartisans. La Ve République et la désignation au suffrage universel direct a achevé d’en faire des vitrines au service d’un candidat et de son parti. Il n’y a donc plus de présentiel entre les candidats et pourtant la contradiction se produit car la presse, en relayant les petites phrases et en donnant écho aux arguments des uns et des autres, contribue à orchestrer la compétition électorale. Le contradictoire est un effet de système, pas seulement un dispositif médiatique. Pour en revenir à Zemmour, sa dernière confrontation avec les historiens a pris la forme d’une série de message à distance (un livre et des interviews à foison du côté de Zemmour, une tribune de Noiriel et des mobilisations sur les réseaux sociaux du côté des historiens). Rien n’empêchait d’inviter seulement Patrick Weil à démonter les thèses de Zemmour. On restait dans le cas du contradictoire, mais certes pas du clash. En gros, dans les rédactions, il manque, hors période électorale, une « culture » de l'équité des temps de parole dans les conditions de programmation comparables (attention, je ne dis pas que le CSA doit se mêler de ça) comme alternative à la culture stérile du clash. Si on donne le micro à 20h à Zemmour, il faut savoir le donner à 20h à un historien. J’ajoute qu’une chaine a aussi la liberté éditoriale de ne pas inviter Zemmour. Les rédactions doivent s’interroger davantage sur les conséquences de leurs choix éditoriaux et sur leur responsabilité dans la légitimation de certaines paroles. La plupart des rédactions ont récemment pris la décision de bannir de leurs plateaux les climato-sceptiques. Pourquoi ne pas prendre de décisions similaires concernant d’autres profils qui ont de toute façon pignon sur rue (rôle des éditeurs) et ont d’efficaces relais médiatiques plus polarisés. Il ne s’agit pas de nier des phénomène mais de trouver le format le plus adéquat pour en parler : plutôt que de donner la parole à des Zemmour, il vaut mieux faire un bon reportage pour décrypter le phénomène, ce qu’a par ailleurs aussi (et très bien) fait BFMTV dans le cadre de la tranche « Grand angle » il y a quelques jours.
Grand Angle - Enquête sur le parcours d'Eric Zemmour et le business de la provoc' pic.twitter.com/y0rujW9nt0
— BFMTV (@BFMTV) 11 octobre 2018
Beaucoup regrettent l’absence de chercheurs, d’intellectuels, d’artistes dans l’espace médiatique. Est-ce simplement du fait des différents dispositifs médiatiques qui vont à la facilité en refusant la nuance pour privilégier le clash et donc l’affrontement d’opinions ? Ou une volonté de la part de certains, de rester en dehors du jeu médiatique, le disqualifiant d’emblée ?
Bruno Cautrès : Bien sûr, il serait souhaitable qu’en plus de ce type de débats, les médias d’information donnent beaucoup plus encore la parole aux chercheurs, rendent encore davantage compte d’enquêtes historiques ou sociologiques. En dehors des médias généralistes qui le font déjà en partie, les chaînes d’information en continu commencent à produire des documentaires/reportages sur le modèle de ce qu’ont fait BFM TV ou LCI sur le suivi des campagnes électorales. C’est une tendance heureuse et il faut espérer que ces médias vont continuer à monter en gamme sur ce type de production. Mais la question qui va se poser à eux sera sans doute une question économique aussi. La question économique est au cœur de la question du pluralisme et de la qualité de l’information. Finalement, en ce qui concerne la question de la place des chercheurs vis-à-vis de la tonalité des médias, là encore rien n’est simple et dichotomique ; certains médias, certaines émissions, certains animateurs d’émissions aiment sans doute le "buzz" et les polémiques. Mais ce n’est pas la règle générale, les grands médias d’infos font du travail de qualité en matière d’information et de débats politiques. L’auditeur ou le téléspectateur dispose, dans des sociétés démocratiques comme les nôtres, de nombreux moyens d’information, les activités culturelles de type conférences avec des universitaires existent quand même pas mal, des intellectuels commencent à développer leurs propres médias ou web-tv également. Il y a donc une large palette de moyens, pour les chercheurs, universitaires, intellectuels de se faire entendre. C’est aux chercheurs de se protéger un peu vis-à-vis des formats trop polémiques ou qu’il va ressentir comme trop polémiques. Mais si je prends mon expérience, à propos des élections et du suivi de l’actualité politique, je ne me suis retrouvé que très rarement dans ce cas de figure : à la fois parce que lorsque je suis invité par un media c’est bien le point de vue du chercheur de Sciences Po qui les intéresse et aussi parce que progressivement j’ai appris à privilégier tel ou tel format, tel ou tel média, telle ou telle émission, telle ou telle invitation, tel ou tel plateau.
Pierre Lefébure : Si le cas Zemmour est particulièrement saillant, il ne faut pas oublier que la plupart des sujets d'actualité manifestent la même utilité d'une expression scientifique (la nature et l'évolution des inégalités socio-économiques, des comportements électoraux, des pratiques culturelles, des processus d'intégration à la société française, des "performances" scolaires, des formes du religieux, des modèles familiaux, etc.). Ensuite, déterminer quels formats médiatiques sont les plus propices pour l'expression d'un propos scientifique peut varier d'un sujet à l'autre, d'un contexte de politisation à un autre et rien n'est donc définitif en la matière. Mais force est de constater que les médias ne développent pas leur réflexion sur la diversité des formats susceptibles de servir le débat public par l'apport scientifique et convoquent plutôt une figure générique de l'expertise susceptible de formuler des affirmations aussi bien en situation d'interview que de débat. La seule question qui surnage au sein des rédactions rejoint la distinction entre pluralisme interne (un même média donne place à des points de vue contradictoires, le cas échéant dans un même format) alternativement au pluralisme externe (la diversité des lignes éditoriales des médias fait globalement coïncider l'expression de points de vue contradictoires, chacun dans son silo). Le second modèle présente le risque de polarisation, c'est-à-dire que chaque média d'opinion (ou le filtrage biaisé des contenus par les algorithmes des réseaux sociaux numériques) conforte un segment du public dans son orientation idéologique initiale plutôt que de l'exposer à une diversité de points de vue. S'agissant de la confrontation entre l'essayiste Eric Zemmour et l'historien Patrick Weil sur BFM-TV, se pose ainsi la question de l'opportunité d'offrir une tribune supplémentaire au polémiste au motif que le débat contradictoire avec le scientifique renforce le pluralisme interne propice à éclairer les publics de manière équilibrée... mais dans un format dont on décèle rapidement qu'il favorise la logique d'expression du premier et dessert celle du second. Pour se prémunir d'une telle asymétrie, il faudrait paraphraser Pierre Desproges (rire de tout mais pas avec n'importe qui) en posant qu'il convient de pouvoir discuter tout sujet d'intérêt général mais pas avec n'importe qui ni dans n'importe quelle condition. Patrick Weil aurait donc été mieux inspiré de revendiquer un passage à l'antenne de BFM-TV disjoint de celui d'Eric Zemmour pour bénéficier d'un format plus favorables à la forme et au fond de son propos. Quant à BFM TV, suivant l'éthique de responsabilité selon laquelle le débat démocratique ne peut consister à donner une minute à Hitler et une minute aux juifs, elle pourrait assumer que le point de vue du polémiste ayant été déjà largement exposé, il n'est pas opportun de l'inviter de nouveau et que seul l'historien scientifique s'exprimera. L'enjeu de la responsabilité éditoriale, souvent négligé par rapport à celui de la responsabilité propre à chaque énonciateur, est donc pourtant primordial autant pour élaborer des formats d'expression que pour organiser l'agenda des invitations. En outre, face à ce contexte structurellement asymétrique, à la différence des fonctionnaires de la justice qui ont des formations pour s'exprimer dans les médias, les scientifiques n'en ont aucune et entretiennent souvent une défiance envers les médias ainsi qu'un biais optimiste de compétence (bien connu en psychologie) quant à la possibilité de pouvoir bien s'y débrouiller soi-même, y compris quand on admet que les autres, eux, ont des difficultés. On parle beaucoup, et à raison, d'éducation aux médias pour les jeunes publics mais cela vaut aussi pour les adultes et, a fortiori, pour ceux susceptibles d'y être invités. Il faut tout simplement admettre qu'un scientifique n'est pas naturellement compétent en termes d'expression médiatique comme l'a démontré la deuxième demi-heure de Patrick Weil face à Eric Zemmour sur BFM TV sur les aspects d'actualité et de polémique tandis que c'était plus équilibré durant la première demi-heure sur les aspects historiques et méthodologiques. A contrario, dans un autre registre mais sur la même chaîne et le même soir, donc potentiellement à destination de la même audience, la "performance" médiatique d'une Sophia Chikirou (la communicante de Jean-Luc Mélenchon) venant se défendre contre des mises en causes graves, manifeste une excellente maîtrise du dispositif d'énonciation (vocabulaire spécifique, séquençage thématique, capacité à reformuler les questions, recadrages rhétoriques, regard face caméra, documents en main...).
Julien Longhi : Il y a plusieurs profils de chercheurs, comme dans tous les domaines professionnels, et on peut comprendre que tous ne souhaitent pas intervenir dans l’espace médiatique. Il y en a néanmoins un certain nombre qui joue ce jeu, mais qui subit peut-être les contraintes de l’exercice : être disponible rapidement, en général à Paris, au milieu d’autres activités, n’est pas toujours évident, alors que d’autres experts, comme les éditorialistes ou les polémistes, sont intégrés dans cette routine médiatique, qui mobilise donc souvent les mêmes visages. Il y a aussi des tentatives alternatives de diffuser le savoir universitaire avec rigueur, comme le site The Conversation. Ou des groupes de recherche qui profitent du numérique pour tenter de diffuser leurs travaux. Mais ces tentatives mettent du temps à concurrencer les rites médiatiques déjà institués. Il faudrait aussi accepter, pour conclure, que les prises de position dont il est question soient moins tranchées, moins exceptionnelles, moins dogmatiques, que la manière dont elles sont présentées. Le "style" chercheur a peut-être le désavantage d’être moins "vendeur", notamment à cause du devoir de fidélité aux résultats produits, à la dépendance des résultats au regard des outils et notions convoquées, et à la réserve d’utilisation des résultats à des fins d’argumentation. À titre d’exemple, nous développons à l’université de Cergy des projets de recherche avec le pôle judiciaire de la gendarmerie nationale (PJGN), et travaillons notamment avec le service d’analyse criminelle, sur l’aide à la recherche d’informations dans les procédures judiciaires (une thèse en cours en traitement automatique des langues). Les gendarmes de ce service ont une forte expertise sur le domaine, et il y a quelques temps, une avancée dans une affaire a mis en lumière le service en question :
C'est quoi #AnaCrim, ce logiciel hyper puissant qui permet de relancer les enquêtes? pic.twitter.com/z0CSov5YTY
— BFMTV (@BFMTV) 15 juin 2017
Dans le récit du journaliste, expert en questions de sécurité, tout de suite, les mots "intelligence artificielle", "big data", sont sortis du chapeau, alors qu’on est dans les faits quand même bien loin de ces domaines. En outre, l’expert sécurité de BFM TV explique que l’ordinateur "malaxe" et "mouline" les données, ce qui est peut-être plus fascinant que l’explication factuelle de la réalité, et ce qui fait naître des fantasmes bien éloignés de la réalité (que l’ordinateur suggère des questions, etc.)
Claire Sécail : Certains peuvent regretter l’absence de chercheurs et d’intellectuels dans l’espace médiatique. Mais la parole des intellectuels et des chercheurs ne se réduit pas à l’espace médiatique. Leurs idées existent à travers tous les ouvrages ou les articles disponibles dans l’espace public et accessibles, sinon au plus grand nombre, du moins aux médiateurs – les journalistes, qu’ils soient ou non spécialisés – chargés de relayer l’information et les savoirs. Ce qu’il faut regretter en premier lieu, c’est l’incapacité des journalistes, dans l’exercice de l’interview face à certaines personnalités sulfureuses, à pouvoir mobiliser des savoirs existants, des données ou des faits étayés par les chercheurs face à leur invité. Il y a sans doute deux raisons à cela. D’une part ce travail de préparation prend du temps et mobilise du personnel. Or les rédactions d’information continue, qui rationalisent au maximum leurs moyens et la production de leurs contenus, n’ont pas ces moyens en termes de temps et d’argent. D’autre part, ce travail critique peut sembler s’apparenter, à tort, à une prise de position, une forme de parti pris, ce que rejettent généralement les journalistes. Le résultat, c’est que face au risque d’être désarmé sur le contradictoire et faiblement mobilisé en termes de moyens, ils délèguent leur rôle de contradicteurs à des experts de toute sorte, parmi lesquels les chercheurs et la spécificité de leur parole sont une minorité. Certains chercheurs peuvent maitriser les codes de cette culture du clash des plateaux TV (par exemple Clément Vicktorovitch) : tout aussi brillants soient-ils, le problème est qu’en participant à ce type de programmes, ils en renforcent la légitimité et, surtout, contribuent à mettre à l’agenda les thèmes et les rhétoriques de l’adversaire.
Propos recueillis par Anne-Claire Ruel
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