Pour faire de la politique et mener campagne, faut-il être un bon scénariste ?

Niels Arestrup, Kad Merad et Anna Mouglalis, qui tiennent les rôles principaux de la série "Baron noir", diffusée sur Canal+ début 2016. (MATHIEU ZAZZO / CANAL PLUS)

"Il ne faut vraiment pas avoir d'idée du tout pour avoir besoin de communicants au point qu'ils vous suivent du matin au soir comme dans les films américains" assure Eric Benzekri sur le plateau de l'émission « En direct de Mediapart » début mars. Avec son co-scénariste, Jean-Baptiste Delafon, le choix fut sans appel : les communicants n'ont pas droit de cité dans leur série Baron Noir mettant en scène la vie politique. Et pour cause, Eric Benzekri sait de quoi il parle : de 2000 à 2002 il était membre du cabinet de Jean-Luc Mélenchon, alors ministre délégué à l’Enseignement professionnel, puis a rejoint l'équipe de Julien Dray. « Philippe Rickwaert (ndlr le héros de Baron Noir) est un communicant de génie. Donc on ne va pas faire un personnage plus fade que lui et le mettre à ses baskets ça n'a pas de sens ». La messe est dite !

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Si les communicants n’ont pas les faveurs de ces professionnels, en revanche, le scénario semble avoir toute sa place en politique : "L'utilisation d'un communicant peut intervenir à certains moments, des points clés ou avant une campagne pour tester un fil de campagne, des arches (ndlr : la progression narrative d'une saison de série, le parcours des personnages récurrents et l'évolution de leurs relations) ... puisqu'il s'agit d'un scénario, une campagne."

Pour faire de la politique et mener campagne tambour battant, faut-il être un bon scénariste et "caler des arches" selon l'expression consacrée ? Quels parallèles peuvent être dressés entre le métier de scénariste et celui de politique, voire de communicant ? Pauline Rocafull, présidente de la Guilde française des scénaristes, a débuté sa carrière professionnelle en tant que communicante, avant de devenir scénariste pour la télévision. Elle pointe les différences : "La communication de base consiste à aligner des arguments, bien souvent en twistant la réalité, pour atteindre le système de logique, autrement dit la raison d’un individu. La force du scénariste est d’aller au-delà en engageant des émotions, et en déployant une histoire dans un espace-temps bien plus long que celui d’une simple communication. On retrouve cette tendance à la scénarisation dans le storytelling notamment. Mais certains communicants et politiques poussent l’exercice plus loin en tissant de véritables scénarii sous forme d’arborescences d’histoires, tels des joueurs d’échecs qui mémorisent, anticipent, construisent, provoquent plusieurs séquences à la suite. Sauf que là, il ne s’agit ni de fiction, ni de jeux, mais bien de la réalité." En d'autres termes associer l'émotion à la raison pour susciter l'adhésion. "Le risque est de faire du citoyen le héros d’un Truman Show, tel un Jim Carrey dépossédé de sa propre vie et de son libre arbitre" ajoute-t-elle. Nous n'en sommes pas (encore) là. Les stratégies échafaudées se heurtent le plus souvent au principe de réalité et à la résistance citoyenne. La communication est plus subie que pensée même s'il est d'usage de plaquer a posteriori des logiques rationnelles à ce qui n'était parfois que pur hasard.

Dans un monde mouvant, imposer son histoire à tous semble de plus en plus périlleux. Emmanuel Macron, souvent critiqué (à juste titre) pour verrouiller sa communication à outrance, en sait quelque chose. Il tente de contrôler : beaucoup d'images, peu de mots, des relations orageuses avec les journalistes. Mais si tout est loin d'être parfait, la situation est relativement maîtrisée. Et pour jouer finement cette partie d'échecs avec l'opinion et l'ensemble des forces en présence, l'un des atouts du Chef de l'Etat semble être son storyteller personnel : Ismaël Emelien, conseiller spécial au Palais de l'Elysée. Là où la plupart des conseillers avouent eux-mêmes se noyer dans la lessiveuse médiatique en essayant d’agir en réaction plus qu'en anticipation, ce scénariste politique qui occupe, une place "à part", prend du champ, dresse des arches et trace patiemment un sillon. "Et le comble, c'est qu’il a naturellement à sa disposition une armée de journalistes qui, en faisant leur travail, mettent en scène, pour lui, ses scénarios" précise Pauline Rocafull, amusée. Ismaël Emelien, c'est l'homme qui permet au récit de l'exécutif tenir grâce à une plate-forme de langage rodée où le champ lexical de l'opiniâtreté doublé d'une idée de promptitude à réformer (ce que le pays a déjà fait mais la mise en scène joue sur l'effet de nouveauté et d'accélération du rythme) s'impose et émaille le récit présidentiel. Le dispositif serait presque parfait si un profil similaire et complémentaire de celui de l’Elysée était créé au service du gouvernement pour assurer plus de clarté aux réformes.

Alors, les récits ont-ils encore leur place ? Pour Eric Benzekri, la réponse est affirmative : "Baron Noir est un film sur l'impuissance du politique, à l'heure de la mondialisation. Donc la construction de récit est un peu tout ce qui reste (...). Vous dites 'la communication est absente', elle est du début à la fin". Mais cela ne veut pas dire pour autant une disparition de l'engagement : "Nous voulons raconter des femmes et des hommes qui se battent pour leurs idées. Après, il y a des chemins...". "La politique, c'est un des rares métiers du spectacle où l'on voit toujours les mêmes acteurs, le même scénario, les mêmes décors et les mêmes costumes, et personne ne dit rien" a écrit Jacques Dutronc reflet –sans doute- du sentiment de ses contemporains. Des années plus tard, est-ce toujours aussi vrai ? Un homme politique peut-il construire un récit radicalement différent ?"Lorsqu'un personnage surgit comme Emmanuel Macron (...) L'expérience du passé sert à éclairer ce qu'il se passe. Elle nous donne les clés de compréhension du présent. Parce qu'il est impossible de décréter un nouveau monde. Si il y a eu un nouveau monde, c'est qu'il y a eu un ancien. C'est donc que le nouveau provient de l'ancien" explique Eric Benzekri : "Même lorsqu'il y a une rupture révolutionnaire, c'est avec l'ancien qu'on a rompu donc l'ancien continue d'irriguer le nouveau, d'une façon ou d'une autre". Pour Pauline Rocafull, pas de doute, le Chef de l'État possède les traits caractéristiques d'un héros cathodique : "Le Président Emmanuel Macron est un personnage de série quotidienne par excellence, car il compose son personnage par petites touches, l'éloignant d'une figure archétypale ou caricaturale. Les intrigues sont donc inépuisables. Par sa communication assez lisse, il offre également une surface de projection idéale permettant à un large spectre de personnes de se projeter en lui ou ses propos. Cependant, à trop vouloir contrôler et donc manipuler, le risque est de devenir un président 'hors-sol' et de se couper des citoyens et donc d'une forme d'empathie. Or, c'est sur l'empathie et l'émotion qu'il provoque qu'on juge la qualité d'un scénariste plus que sur sa capacité intellectuelle à construire une architecture narrative intelligente ou complexe. Une histoire sans colonne vertébrale et sans émotion est un château de cartes qui peut s'écrouler à tout moment." Mais le doute subsiste car nous n'en sommes qu'au début du récit annoncé : "A ce stade, on est encore dans la construction du héros, avec l'exposition de son caractère, de ses peurs, de son désir, la définition de ses antagonistes. Si on commence à deviner l'histoire qu'on veut nous raconter, il est encore difficile de dire l'histoire qu'on retiendra et surtout ce qui fera l'Histoire."

Pour Christian Salmon, écrivain et chercheur, la relation à l'histoire et sa linéarité ne peut être que bouleversée dans un monde de clash et de buzz permanent où l’impuissance du politique est patente. Il porte un regard éclairé dans un papier paru sur le site Médiapart sur l'évolution du storytelling depuis les années 80 : "les puissants n’apparaissent plus comme des souverains mais comme des sujets de conversation, des personnages de série TV sur lesquels nous projetons nos désirs contradictoires. Pour combler ce déficit de crédibilité, les hommes politiques ont dû depuis les années 1980 recharger le dispositif de représentation en lui insufflant une intrigue sans cesse nouée et dénouée et qui constitue la narration du pouvoir. Le storytelling et ses artifices viennent combler la navrante désuétude des États en mal de souveraineté. Les communicants ont substitué le récit à l’action, la distraction à la délibération, le stage craft (l’art de la mise en scène) au state craft (l’art de gouverner). La scène politique s’est déplacée, des lieux de la délibération et de la décision politique (forums, meetings des partis politiques, assemblées élues, ministères) vers les nouveaux espaces de légitimation (médias et réseaux sociaux)."

Ces chambardements ne sont pas sans conséquences pour l'ensemble des protagonistes à commencer par les médias, percutés de plein fouet par cette nouvelle dynamique à l'oeuvre : "La fonction journalistique s’est déportée de ses missions originelles – l’enquête, le reportage, l’analyse – vers une fonction de décryptage visant à découvrir sous les apparences trompeuses de la vie politique la vérité d’un calcul, les ressorts d’une histoire, le secret d’un montage narratif." Et que dire des décryptages des commentateurs politiques – c'est une autocritique - qui post-rationalisent des stratégies qui n’ont sans doute… jamais existées.

"Depuis dix ans, les événements ne s’ordonnent plus en feuilletons mais sont gouvernés par l’imprévisibilité, l’irruption, la surprise. Ils relèvent davantage d’une sismographie politique que de la technique tant prisée du storytelling. Bienvenue dans l’ère du clash" affirme Christian Salmon. Il précise : "Si 'les fables sont l’histoire des temps grossiers', comme l’écrivait Voltaire, il arrive que la grossièreté des temps soit telle qu’ils ne s’accommodent même plus de fables ni de quelconques récits. Ils n’inspirent plus que des pulsions, des ruptures et des transgressions. Le clash/tweet qui fait du buzz se substitue au récit qui exige une certaine continuité pour dérouler les tours et détours d’une intrigue."

Citer Voltaire puis Nabilla Benattia, la transition semble pour le moins osée, mais tentons. Après tout, cette personnalité issue la téléréalité participe à l'avènement de cette nouvelle ère volatile et fugace. "Nabilla" qui a fait du buzz un véritable business model semble illustrer cet état de fait lorsqu’elle déclare au sujet de la présidence précédente : "Je trouve ça triste pour un président de pas avoir de buzz. Il faudrait qu'il fasse un truc, une sextape, je sais pas, un truc marrant. Il faut qu'il fasse du buzz parce que François, sinon, on va l'oublier."

Anne-Claire Ruel

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