Colère, grosse colère ce soir. Demain 24 octobre, comme un seul homme, les centaines de reporters dépêchés sur place évoqueront en boucle le démantèlement de "la jungle de Calais". Images "chocs" à l'appui des policiers et gendarmes encadrant ces hommes, ces femmes et ces enfants, répartis en quatre files d'attente bien identifiées : une pour les majeurs, une pour les mineurs sans famille, une pour les familles et une pour les personnes vulnérables (malades, femmes enceintes...). Images insoutenables de ces êtres humains dont pas grand-monde ne se soucie, mais que les médias viennent filmer. Sait-on jamais, cela pourrait dégénérer. Images chargées d'émotion de ces migrants qui ont bravé leurs peurs et dépensé la plupart de leurs économies pour devenir, malgré eux, les "héros" de nos feuilletons télévisés. Quelque chose me dit qu'ils s'en seraient bien passé.
La "jungle"... Avec ou sans guillemets, la puissance de ce mot totem est dévastatrice et contribue à marginaliser les migrants qui ont fui la guerre et la misère pour leur eldorado : l'Angleterre. La "jungle"... Ce mot convoque dans notre imaginaire collectif tout à la fois l'idée d'une forme d'animalité à laquelle seraient réduits ces hommes : des "sauvageons", non civilisés, parqués dans des camps où règne le chaos. Où la loi du plus fort s'impose à tous. Un mot qui fragmente, déchire, cristallise l'attention médiatique en période pré-électorale. Un mot lourd de sous-entendus, repris par tous les croquemitaines populistes, agitateurs de peurs cathodiques. Un raccourci effroyable. Une aberration en termes de communication. Parce que non, la "jungle" n'est pas celle que vous croyez.
La journaliste de Libération Haydée Sabéran l'explique parfaitement dans son ouvrage Ceux qui passent, aux éditions Carnets Nord :
"L'explication me saute à la figure quelques mois après, au détour d'une conversation en persan avec un Kurde d'Irak. Il raconte qu'il dort 'dans la forêt' : 'Tou jangal'. La voilà la jungle : une forêt. Des arbres. En anglais, la langue commune des migrants et des bénévoles, que pourtant peu de migrants parlent, et que pas grand-monde ne maîtrise, la forêt se dit forest, et jungle si c'est celle de Kipling. Mais en persan, en dari, en pachtou, en ourdou et en hindi, la forêt, celle de Rambouillet et celle des tigres, c'est le même mot : jangal, jungle. Quand les bénévoles demandent aux Afghans, majoritaires à l'époque, où ils dorment, ils répondent avec le mot qui leur vient à l'esprit et sans se douter de l'effet sur leur interlocuteur : 'in the jungle'. Léger malentendu. Le mot est resté, les bénévoles l'ont transmis aux autres bénévoles des autres campements, même ceux qui n'ont pas d'arbres. Ce mot ne vient pas des migrants, mais des bénévoles qui l'ont adopté parce qu'il les faisait frémir ; avant de s'en méfier : sans guillemets, le mot transforme les migrants qui y vivent en bêtes fauves."
Si les bénévoles ont rapidement compris l'équivoque, le terme a très vite été repris par les médias pour s'imposer aujourd'hui à nous tous qui le reprenons, sans autre forme d'explications. C'est vrai que cela "sonne" bien, "jungle de Calais"... C'est suffisamment "saisissant"... Et puis, c'est "parfait" en termes de référencement dans cette course aux clics... Sans compter les jeux de mots aussi détestables qu'inappropriés que cela permet : "rumble in the jungle", le combat dans la jungle... Non, mon exaspération ne s'atténue pas. Peine perdue. Penser les mots comme décrivant la réalité sociale, c'est aujourd'hui une illusion. C'est par l'usage des mots qu'on construit la réalité.
Alors ça n'est pas la première fois que les médias surfent sur ces "modes médiatiques". Ces appellations "faciles" qui permettent de faire des titres accrocheurs repris des journaux aux télés en passant par les pure player. Essayons de pardonner : la concurrence fait rage, le métier est sous tension. Il faut aller toujours plus vite, faire des choix, vulgariser. Nous avons ainsi vu l'avènement de l'expression "changement de logiciel politique", détrônée par le désormais incontournable "suicide politique". Mais pour ces expressions, pas de contre-sens, pas d'insinuations, pas de détournement d'acception. Il n'est pas question d'hommes et de femmes, partis un jour de leur pays en s'arrachant à leurs vies pour tenter vaille que vaille d'en offrir une meilleure à leurs enfants. Alors de grâce, un peu de décence, ne l'appelez plus la "jungle de Calais".
Anne-Claire Ruel
Coup de cœur, coup de gueule, coup de poing, n’hésitez plus : venez débattre et tweeter. Cette page est aussi la vôtre vous vous en doutez. Pour "Fais pas com’ Papa", un seul hashtag : #FPCP et une seule page Facebook : Fais pas com' papa.