L'article qui suit a été publié le 26 novembre 2015 dans le magazine Al Gherbal. Son auteur, Abdel Ghani Al Erian revient sur l'impact du conflit sur les habitudes des jeunes syriens en matière de consommation de drogues.
La consommation de drogues s'est largement répandue dans la région d'Idleb pendant ces derniers mois. En effet, face à la dure réalité du conflit, l'addiction à certains types de médicaments (narcotiques et psychotropes) et de drogues douces (notamment le haschich, fabriqué à partir des fleurs et feuilles de cannabis) prend de plus en plus d'ampleur au sein de la jeune génération.
Lorsque les médicaments contenant des substances narcotiques arrivent dans la région d'Idleb, leurs prix sont au départ très bas. C'est là que les trafiquants s'en emparent, se chargent de leur conditionnement avant de les revendre jusqu'à dix fois plus cher. C'est pourquoi les actes de délinquance sont également en forte hausse. En effet, la dépendance pousse les jeunes gens à tenter de trouver des sommes exorbitantes par tous les moyens, afin de se procurer ces médicaments. Les conséquences pour leur santé sont également désastreuses, et notamment pour les consommateurs d'hallucinogènes.
Pour ce qui est de la consommation de haschich, elle est en grande partie liée à la culture de cannabis dans les zones rurales du Nord de la Syrie.
Culture du cannabis: un phénomène en forte expansion
Si l'Afghanistan est l'un des pays les plus connus pour la culture du cannabis, il faut savoir que celle-ci se répand également de plus en plus en Syrie, et notamment dans certaines régions rurales du Nord qui restent relativement éloignées des zones d'affrontement militaire. C'est là, surtout, que le cannabis est cultivé, avant que ses feuilles et fleurs soient transformées en haschich. Les terres agricoles y sont, en effet, particulièrement fertiles et le vide sécuritaire propice à cette pratique qui aura permis à certains de s'enrichir et à d'autres de financer leur guerre...
La zone située tout au long de la frontière turque échappe totalement au contrôle du régime d'Assad. C'est là que des agriculteurs cultivent le cannabis sur des terrains divisés entre plusieurs villages allant du Nord de la région d'Alep jusqu'à la zone rurale du gouvernorat d'Idleb.
Il n'existe pas de données précises quant aux surfaces cultivées. Toutefois, les habitants de la région d'Idleb affirment que la culture du cannabis connaît une croissance exponentielle.
Nous avons rencontré Mohamed, habitant d'un village proche de la ville d'Idleb. D'après lui, "tout le monde est au courant pour les cultures de cannabis dans la région, mais personne n'ose en parler. Tout le monde a peur de ceux qui financent cette pratique. Les agriculteurs ne veulent pas révéler l'identité de ceux qui les payent. Mais l'expansion des surfaces cultivées est bien la preuve que ces groupes sont très puissants, très influents dans notre région. Les terrains proches de la frontière turque semblent propices à cette culture. De plus, la bande frontalière est très longue et la contrebande très facile. Il ne s'agit donc pas seulement du marché syrien: le produit est exporté à l'étranger, via la Turquie".
Echapper à la dure réalité de la guerre
Sari est un consommateur de haschich. Il explique à l'équipe d'Al Gherbal que: "tout le monde en consomme. Avec toute cette destruction, avec la mort tout autour, un être humain normal ne peut pas supporter un environnement aussi douloureux sans haschich, sans quelque chose qui lui permette d'oublier".
Sari connaît de grandes difficultés d'ordre psychologique et matériel. Il n'avait jamais consommé de haschich avant la guerre. Ces dernières années, il a commencé à en consommer, et ce chaque jour un peu plus. "Il n'y a rien d'autre à faire, de toute façon", dit-il d'un air résigné.
Autrefois, il était extrêmement difficile de se procurer du haschich. Aujourd'hui, au contraire, rien n'est plus simple. Les trafiquants sont présents dans chaque quartier, à tous les coins de rue. Abou Meftah est le nom que certains habitants donnent à l'un de ceux-ci, dans la région d'Idleb. Il s'est confié à Al Gherbal: "Autrefois, je vendais le produit à un groupe de personnes que je connaissais bien et avec lesquelles j'entretenais une confiance mutuelle. Aujourd'hui, je fais de la vente au grand public. Je vends aussi à des inconnus, puisque les choses sont désormais beaucoup plus faciles. On est rarement poursuivis pour nos activités ici. D'une part, il se passe des choses beaucoup plus graves, et d'autre part la demande a crû énormément pendant ces dernières années. Les consommateurs sont très diversifiés et appartiennent à toutes les classes sociales".
Des efforts insuffisants pour lutter contre la consommation de drogues
Le Front al Nusra, très influent dans la région d'Idleb, a mené une vaste campagne contre la culture du cannabis dans ce gouvernorat. Il y a quelques mois, le Front est intervenu dans le village de Bitya, près de la ville de Salqin, au Nord d'Idleb, après avoir reçu plusieurs plaintes de la part de la population. En effet, les habitants affirmaient que de larges surfaces agricoles étaient utilisées pour la culture du cannabis et que le haschich fabriqué à partir de cette plante était ensuite stocké dans de grands entrepôts.
Interrogé par Al Gherbal, l'un des leaders de cette campagne précise: "Nous avons brûlé plus d'une hectare (10000 mètres carrés) de cultures de cannabis et saisi plus de 5 tonnes". Le Front a arrêté les responsables de ces cultures qui ont paru ensuite devant les juridictions concernées. "Nous allons poursuivre notre campagne et arrêter tous ceux qui portent atteinte, par cette pratique, à notre religion et à notre société; et nous exhortons les habitants à nous signaler tout terrain dont les cultures seraient suspectes".
Jamal Kurdi habite Afrin, dans la région d'Alep. Pour lui, la culture du cannabis s'est largement répandue autour de sa ville, soumise au contrôle des forces kurdes des Unités de Protection du Peuple (YPG) au Nord Ouest d'Alep. "Les forces kurdes, dit Jamal, tentent de lutter contre la dissémination de ces cultures. Elles sanctionnent sévèrement ceux qui cultivent le cannabis"
D'après Jamal, ces cultures sont intensives. Elles ont commencé de manière clandestine, avant que les unités kurdes n'entament une campagne pour y mettre fin à Afrin et dans ses environs. Plus de 200 tonnes de cannabis ont été saisies et détruites, en plus de 35000 comprimés de narcotiques.
"Autrefois, les choses étaient très différentes. Nous ne connaissions pas ces cultures, dit Jamal. Ce sont les seigneurs de guerre qui financent la culture du cannabis et la production du haschich".
Une pratique qui se répand rapidement à travers le territoire syrien
Ce n'est pas seulement dans le Nord de la Syrie que le haschich est largement consommé. C'est également le cas à Damas, à Alep, mais aussi à Homs. D'après Essam, un jeune syrien vivant au Liban depuis 2 ans et qui se rend régulièrement à Damas, "cette pratique ne choque plus. Ce n'est pas difficile de se procurer du haschich. J'ai vu de mes propres yeux une personnalité publique connue fumer du haschich, devant tout le monde, dans un restaurant très fréquenté du quartier de Bab Touma à Damas. Je crois que le stress permanent dans lequel vit le peuple syrien y est pour quelque chose. De plus, les prix ne sont pas trop élevés. On est toujours curieux de ce qui est interdit. Là, l'objet de l'interdiction est très accessible. Cela n'a donc rien de surprenant".
Il est vrai que les prix des divers stupéfiants ont relativement baissé. Le haschich considéré comme étant "de bonne qualité" coûte environ 50 dollars pour une dose de 125 grammes dans la région d'Idleb (c'est le même prix qu'au Liban, à titre de comparaison). La même dose coûte moins cher dans la région d'Alep. C'est pourquoi le haschich y est plus populaire que certains médicaments présents depuis longtemps sur le marché syrien et dont de nombreux jeunes sont dépendants. Parmi ces médicaments, on peut citer le Captagon (Fénétylline, produit dopant. Sous sa forme hydrolysée, il est utilisé comme stupéfiant), ainsi que de nombreux sirops antitussifs.
Johar est un jeune syrien vivant entre la Syrie et le Liban. Il s'est confié à Al Gherbal: "J'ai appris par des amis que les trafiquants des deux pays opéraient ensemble en matière de contrebande. Les trafiquants syriens font passer le Captagon et les sirops antitussifs au Liban à travers Ersal ou Wadi Khaled en échange du haschich. Parfois, c'est l'inverse. C'est un commerce florissant! C'est la même chose pour le trafic d'armes aussi. Le haschich que ces trafiquants font passer de la Syrie au Liban est également consommé par des jeunes syriens là-bas. Dans une communauté de jeunes réfugiés en plein désarroi, c'est devenu un moyen d'évacuer tous ses sentiments négatifs, d'autant plus que les parents sont souvent restés en Syrie et que ces jeunes sont livrés à eux-mêmes.
Des médicaments devenus stupéfiants et consommés en grande quantité
Les pharmaciens et les médecins sont très conscients de ce phénomène. Nombreux sont les jeunes qui consultent le médecin afin d'obtenir une ordonnance pour un analgésique ou un médicament psychotrope qui ne peut être obtenu en pharmacie sans prescription. Les médecins généralistes, spécialistes, ainsi que les dentistes sont souvent sollicités.
Des pharmaciens de la région d'Idleb affirment que 80% des ordonnances qui leur sont présentées sont expirées. En général, les médicaments ont déjà été délivrés, mais les personnes qui se présentent en pharmacie tentent à nouveau leur chance afin de se les procurer une deuxième fois. Souvent, ces ordonnances sont de simples "faux". En effet, il est impossible de prescrire l'un de ces médicaments seul dans le cas d'une vraie pathologie. Parfois, ces médicaments sont rajoutés sur de vraies ordonnances. Mais dans ces cas-là, il existe une contradiction flagrante avec les médicaments prescrits par le médecin.
Les médicaments psychotropes et narcotiques peuvent donner lieu à de graves addictions. C'est le cas dans les régions du Nord syrien. La consommation de ces médicaments est plus courante que celles de drogues "dures" telles que la cocaïne et l'héroïne, par exemple. Leur posologie, leur prise par voie orale, ainsi que leur prix, les rendent accessibles.
Aref Al Assaad est un pharmacien de la région d'Idleb. Selon lui, "la dépendance aux médicaments psychotropes constitue un trouble physique et psychologique grave. Plusieurs centres nerveux sont atteints, ce qui entraîne une dépendance accrue à des substances que la personne continue de consommer sans avoir de pathologie à traiter et ce, malgré des méfaits perceptibles et des effets secondaires indésirables pouvant être des plus graves. Les médicaments psychotropes les plus demandés sont ceux qui comportent du Benzohexol [utilisé dans le traitement de la maladie de Parkinson], le Diazépam [tranquillisant] et le Dextroproxyphène [analgésique opioïde produisant des effets similaires à ceux de la morphine, mais qui reste beaucoup moins puissant que celle-ci], en plus des sirops antitussifs comportant de la codéine. La morphine est aussi très demandée. Il faut savoir que celle-ci a été découverte il y a plus de 200 ans. Elle est issue de l'opium. Dans son usage médical, elle fait partie des analgésiques les plus puissants et les plus efficaces. Mais sa consommation répétée entraîne évidemment une forme de dépendance. Il s'agit d'une grave addiction: le consommateur devient toxicomane. La morphine a un impact sur les appareils respiratoire, cardiovasculaire et digestif, ainsi que sur le système nerveux central. C'est d'ailleurs de la morphine que sont extraites la codéine, la codethyline et la diamorphine présentes dans de nombreux médicaments. La codéine, par exemple, est utilisée pour ses vertus antitussives. Elle est extraite du pavot somnifère. Son effet toxique est moins important que celui de l'opium. Toutefois, il suffit d'un gramme de codéine pour tuer un adulte. A très petite dose, la codéine a de grandes vertus thérapeutiques, puisqu'elle permet de calmer l'irritation liée à la toux sèche".
Mais l'usage de la codéine est souvent détourné. Les comprimés font l'objet de trafics illicites. Nombreux sont ceux qui se les procurent grâce à de fausses ordonnances. "Dans les cas les plus extrêmes, dit A. Al Assaad, le pharmacien arrive à repérer certains signes cliniques, dont le tremblement des mains, le rétrécissement de la pupille, la difficulté à se contrôler et à se concentrer. Malheureusement, dans la région, les moyens sont extrêmement modestes. Les établissements médicaux et hospitaliers n'ont pas les moyens de repérer les traces de stupéfiants dans le sang. On ne peut apporter aucune aide aux personnes dépendantes pour leur permettre d'arrêter".
Al Gherbal est un magazine mensuel syrien. Lancé le 1er janvier 2013 dans la ville de Kafranbel, dans le gouvernorat d'Idleb, au Nord Ouest du pays, Al Gherbal s'efforce de couvrir le quotidien des Syriens de l'intérieur, dans le contexte du conflit. En plus de son contenu généraliste, plusieurs rubriques spécialisées font la spécificité de ce magazine et notamment celle consacrée au patrimoine syrien, aujourd'hui menacé. Le choix du nom "Gherbal" n'est pas anodin. En arabe, ce mot signifie "tamis": "une référence à cet effort constant visant à distinguer le vrai du faux et à sensibiliser le lecteur, afin de lui permettre de faire une lecture critique des événements qui l'entourent", selon le rédacteur en chef du magazine.