Moi, mes cinq filles et la guerre

Réfugiée syrienne et ses enfants, Liban, 2013. Spencer Platt/ Getty Images

L'article qui suit a été publié sur le blog féminin du site d'information Fresh News, le 10 octobre 2015. Son auteur, Walaa Karam, raconte le calvaire d'une mère de famille dont la vie a totalement basculé avec la militarisation du conflit en Syrie. Si les femmes ne prennent pas directement part au conflit armé, ce sont souvent elles qui payent le plus lourd tribut à la guerre et continuent de subir les mêmes pressions sociales, notamment dans un contexte conservateur comme celui des campagnes syriennes.

Je viens du Sud de la région d'Idleb. Il s'agit d'une zone libérée. J'avais 18 ans lorsque j'ai épousé un jeune homme de ma petite ville. Nous menions une existence très simple. Dieu nous a fait don de trois petites filles, mais pas de garçon qui puisse porter le nom de son père.

Aujourd'hui, j'ai 36 ans. La Révolution a éclaté partout en Syrie. Avec la militarisation du conflit, mon mari a décidé de prendre les armes contre le régime. C'était un sujet de dispute permanent entre lui et moi.

Dans le même temps, ma ville avait été libérée, et les forces du régime chassées de notre région. Quelques militaires du régime parvenaient encore à maintenir leurs positions à Maarrat an-Nou'man et aux alentours. C'est là-bas, précisément, que mon mari est allé combattre. Notre différend grandissait, jusqu'au jour où j'ai réussi à le convaincre d'arrêter. J'avais peur de le perdre et de me retrouver seule avec mes trois filles.

La veille de l'aïd, mon mari s'est rendu à Maarrat an-Nou'man afin d'acheter une gerbe de fleurs à déposer sur le tombeau d'un de ses camarades, tombé en martyr. Je l'ai supplié de ne pas y aller, mais il n'a pas voulu m'écouter.

Ce jour-là, je ne l'oublierai jamais: les avions du régime ont largué des barils explosifs sur Maarrat an-Nou'man. En apprenant la nouvelle, mon coeur s'est mis à battre à toute vitesse. Jamais je n'aurais imaginé que mon mari se trouverait sous les décombres...

C'est pendant la nuit qu'il avait rendu l'âme. La fête s'est transformée en funérailles. Le monde entier s'est obscurci. Je ne souhaitais plus rien d'autre que la mort.

Comme nous n'avions pas de maison à nous, il m'a fallu vivre avec ma belle-mère qui me critiquait toujours très durement parce que je n'avais pas donné naissance à un garçon. Malgré cette pression, je prenais patience, car je voulais élever mes filles et n'avais pas d'autre choix. Je suis donc restée deux ans chez ma belle famille. Ces deux années ont suffi à me faire oublier tout le bonheur que j'avais pu vivre auprès de mon mari. Elles ont également suffi à me décider à me remarier, à condition que mes filles restent avec moi. Un prétendant est arrivé, il a accepté ces conditions, et je me suis remariée. Un an plus tard, j'étais à nouveau enceinte et j'étais aux anges. Peut-être Dieu allait-il enfin m'envoyer un garçon qui serait mon soutien dans cette vie, et surtout lorsque j'avancerai en âge.

Femme et enfants syr

Je me suis rendue, avec ma soeur, à l'hôpital de Maarrat an-Nou'man, pour recevoir les soins et le suivi nécessaires. Nous nous trouvions dans un véhicule, ma soeur et moi, ainsi qu'une femme, son mari et le chauffeur, quand nous avons entendu une alerte aux hélicoptères. Nous avons commencé à prier. Nous ne savions pas, alors, que l'hélicoptère était juste au-dessus de nos têtes. Je ne sais pas pourquoi, mais à cet instant, l'idée de mourir m'a envahie. Des voix nous parvenaient de partout: "Attention! Un baril est tombé!"

Le bruit était effrayant. Il venait de tomber juste à côté de nous. J'ai senti la voiture s'envoler et s'écraser sur le côté de la route. J'ai vu les éclats d'obus tomber du ciel, juste au-dessus de nos têtes.

On s'est mis à hurler autour de nous: "La voiture va exploser!". Je croyais que j'étais déjà morte, que j'étais passée de l'autre côté. J'avais les yeux fermés, et puis, j'ai commencé à les ouvrir lentement. J'aurais préféré de ne rien voir de tout cela: la tête du chauffeur s'était détachée de son corps. L'autre homme avait tout son corps criblé de verre et d'éclats d'obus, sa femme quasiment coupée en deux.

Tout d'un coup, je n'y voyais plus très clair: je crois que l'horreur de la scène y était pour quelque chose. Nous étions les seules survivantes, ma soeur et moi. J'ai tenté de sortir du véhicule par tous les moyens: il pouvait exploser n'importe quand. Mes vêtements étaient ensanglantés et j'étais incapable de bouger mon pied. En réalité, un objet métallique m'avait complètement déchiré la jambe droite: elle était presque amputée. A bout de nerfs, j'ai perdu connaissance sur le chemin de l'hôpital. Malgré le désastre, ma grossesse s'est poursuivie de manière normale. J'étais enceinte de jumeaux. Le pire est arrivé lorsque mon mari m'a déclaré qu'il ne me désirait plus, qu'il ne voulait plus de moi depuis que j'avais perdu ma jambe. "Tu ne m'es plus utile, maintenant", a-t-il dit.

Je suis alors retournée à ma petite ville, où j'ai loué une petite chambre en périphérie. Il y a deux mois j'ai mis au monde deux jumelles. J'ai donc cinq filles aujourd'hui. La vie est très dure. Mais je ne m'en plains pas. Je veux juste vivre.

Située dans le gouvernorat d'Idleb, sur la route reliant Alep à Hama, la ville de Maarrat an-Nou'man continue de faire l'objet d'attaques systématiques de la part du régime syrien, et notamment des attaques aux barils explosifs.

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