L'article qui suit a été publié par le magazine Saiedet Souria le 26 juillet 2015. Son auteur, Bachar Aboud, réfléchit sur l'histoire de la diaspora syrienne et levantine, et surtout sur la signification et l'importance de celle-ci. Car si la crise actuelle en Syrie a donné lieu à une grande vague d'émigration vers le Nord de la Méditerranée, en réalité, c'est depuis des siècles, voire des millénaires, que les levantins émigrent et contribuent aux civilisations des terres qui les accueillent. Un message plein d'espoir quant à l'avenir de millions de syriens contraints au départ et à l'exil.
La migration syrienne : une aventure de la raison et de l’amour, de la révolution et de la construction
Ainsi se lance-t-il vers les bateaux migrateurs, à destination d’une terre que ses pieds n’ont jamais foulée auparavant.
Le Syrien, cet habitant du Châm d’autrefois, portant ses grands traits levantins palestiniens, libanais et aujourd’hui syriens, n’a jamais cessé de se passionner pour l’aventure, pour la quête. De ses villes détruites, il s’est frayé un chemin où le tintement de ses pas se fait encore entendre. Il s’est jeté à corps perdu, vers des lieux lointains, à la recherche d’une terre nouvelle qu’il habiterait, des mondes que la géographie ne saurait comporter. De la destruction des villes où il a grandi, il a récupéré son rêve auquel il s’est accroché, dans l’espoir de se débarrasser de la malédiction du ravage. Alors se sont succédées les migrations, de mer en terre, puis de terre en terre, sans que le Syrien ne laisse de place à un seul testament qui marquerait la fin de sa quête inlassable, à la poursuite de son rêve.
A bord de chaque barque franchissant l’écume des mers, ce migrant tente d’en finir avec les temps révolus. Quant aux lieux qu’il a connus et où il a vécu, il sait bien qu’il en construira d’autres, d’autres villes naîtront sur leurs ruines.
A la fin de l’histoire mythique du cheval de Troie, le chevalier et prince Enée se voit contraint de quitter sa ville que les Grecs ont ravagée, détruite et martyrisée après l’avoir envahie à bord du célèbre cheval de bois. Enée prend un bateau et quitte le rivage, se dirigeant vers l’inconnu, jusqu’à atteindre les côtes de l’Italie. Là, il construit en silence et dans l’orgueil la ville de Rome, édifice merveilleux et glorieux, à la tête duquel se dressent les plus grands de ce monde.
Au pays du Châm aussi, dans le Levant, il est des hommes qui passent aujourd’hui au crible la Terre des Messagers, le berceau de la civilisation. Ils passent au crible leurs dieux, l’un à la suite de l’autre. Ils se passent eux-mêmes au crible, se débarrassant de cette peur qu’on leur a inoculée et qui les a plongés dans un sommeil profond. Au pays du Châm, il est des hommes qui rejettent l’immobilisme, qui fuient comme Enée, à la recherche d’une nouvelle scène pour redessiner de nouveaux édifices, plus brillants, plus radieux.
Quand le dieu syrien Baal adressa son glorieux message à nos ancêtres les Syriens, 5000 ans avant Jésus Christ : « Brise ton épée, prends ta bêche et suis-moi… Cultivons la paix et l’amour dans le cœur de la terre… Tu es Syrien et la Syrie est le centre de la terre », ce message eut un écho qui retentit encore dans les gênes du nouveau Syrien. Les descendants n’acceptèrent pas que cette graine s’assèche dans le cœur de la terre, alors ils firent de ces mots une voie de l’initiative. Même dans les pires moments de destruction, ils s’emparent de ces mots, les font renaître, leurs mères les portant dans leurs entrailles génération après génération.
La diaspora syrienne est devenue partie intégrante de la Syrie. Cette diaspora n’est pas née d’aujourd’hui ; elle est aussi vieille que le monde. En effet, l’homme de cette terre s’intéressait sans cesse à de grandes questions et partait à la recherche de réponses à celles-ci, parce que sa mémoire était aussi profonde que les cavernes du savoir.
En remontant aux racines de la tragédie actuelle, nous pouvons dire que Hafez Al Assad était parfaitement conscient, dès ses premiers jours au pouvoir, qu’il régnait sur cette partie de l’Histoire, de la Civilisation et de l’Homme civilisé, de même qu’il connaissait parfaitement la capacité de ce peuple à se renouveler et à renaître de ses cendres. Il lui fallait donc, alors qu’il était le tyran despote, rompre de manière systématique avec ce riche patrimoine et faire de cette terre son exploitation à lui et à sa famille, et ce en déployant la même force dont il a usé pour réifier l’homme syrien et le transformer en un chiffre sans valeur. L’explosion contre la tyrannie était inévitable.
La révolution que nous vivons aujourd’hui en Syrie est d’une importance majeure parce que, à travers elle, nous nous livrons à une guerre de la volonté, une bataille de la vie comme il est rare d’en connaître. Elle est d’une importance majeure, cette révolution, parce qu’elle a dévoilé l’aspect le plus fondamental de la personnalité de l’homme syrien, assoiffé de liberté contre un régime répressif, despotique et injuste, l’homme syrien assoiffé de quête, de construction, de découverte, de rêve même s’il se sent à l’étroit. Sinon, comment expliquer sa migration de toutes parts dans ce monde, sur la terre comme dans les mers, migration sans précédent dans l’histoire des peuples, à la recherche d’une terre à construire, d’un endroit à habiter, d’une pensée à partager avec la civilisation humaine. Et ce au moment où tous les « paumés » de la terre se rendent en Syrie pour ravager, détruire, tuer et torturer aux côtés du régime criminel.
Le fils de cette terre ne se voit qu’en aventurier, un aventurier de la raison, de l’amour et de la révolution. Cette aventure était et reste encore à l’origine d’une question qui l’a poussé à réfléchir, à se rebeller, à se libérer, à découvrir et à détruire la culture paternaliste. Car malgré tout ce qu’ont fait Al Assad et son régime pour effacer le fond de la question, de l’aventure et du rêve de l’esprit des Syriens, le bouillonnement du savoir, de la quête et de l’histoire antique se poursuit en ce peuple.
C’est alors que les Syriens ont détruit les chaînes et l’idolâtrie, c’est alors qu’ils ont suivi une voie qui ne les ramènerait jamais vers la case de la peur, ce cercle de l’isolement et de la terreur, de poser la question avec passion et de rêver à en crever.
L’amour qui a poussé les princes de Troie Pâris et Hector à traverser une guerre qui a ravagé leur ville et perdu ses habitants, c’est ce même éveil que le Syrien a enflammé, alors qu’il savait parfaitement qu’il allait se brûler lui-même ; c’est ce même désir qui l’a encouragé à se soulever et à se révolter contre l’injustice et la répression et c’est le même désir qui l’a amené à migrer vers les fins fonds de la terre, à la recherche d’un nouveau point de départ où il déploierait ses ailes et sortirait de la sombre coquille d’Al Assad.
Telle est la nature de la personnalité syrienne, remplie d’amour, d’impulsion, à la poursuite de son rêve ; c’est celle-là même qui monte aujourd’hui à bord de bateaux et de barques fragiles au risque de n’atteindre que l’inconnu, ces bateaux et barques qui souvent les attirent vers les profondeurs des mers. Mais le Syrien n’hésite pas à tenter l’expérience.
En notre pays, il est des hommes qui mettent le sacré à l’épreuve afin de l’exorciser de leurs corps et le renvoyer vers les hauts cieux. Et la voie où tintent les pas syriens que nous observons depuis le début du siècle passé et à ce jour n’est que la preuve d’un désir du défi et non de la vengeance. Et les cultures des fils de villes détruites comme Homs, Deraa, Idleb, Hamah, Deir El Zour, Hasaké, et les alentours d’Alep – ces cultures que l’on voit aujourd’hui et après quatre années de barils explosifs et de destruction effrénée ne représentent que le reflet du message, le poids de la bêche et de l’amour à planter dans le cœur de la terre. Et qui ne réussit pas à cultiver là-bas a émigré pour cultiver l’amour dans le cœur d’une autre terre lointaine. Il est parti avec cet objectif suprême, transcendant le soi au sens large, ce soi que la terre cherche à contenir de même que le ciel.
En notre pays, les gens trouvent toujours leur issue vers l’espoir, dans la rue et dans les champs, à bord d’un bateau et en pleine mer, dans les chemins montagneux hauts et tortueux. En notre pays, il est des gens condamnés à travailler jusqu’à crier au secours, il est un peuple hurlant à la face du monde : nous sommes un peuple en perpétuelle nostalgie vers la construction, en perpétuelle nostalgie vers la réanimation de la terre par des fruits.
Comment les peuples de notre région pourraient-ils oublier ce que leurs ancêtres ont fondé sur les rives de l’Euphrate, de l’Oronte et du Jourdain, ou dans les vallées, ces monuments qui sont devenus les fondements d’une civilisation dont puisent les villes du monde entier ? Comment ces peuples pourraient-ils oublier leur civilisation plongeant dans le cœur de l’histoire et de ses dynasties (Mari, Eblaïtes, Ougarites, Hittites, Phéniciens, Araméens…) qui continuent de regorger de fruits et de richesses dont profitent tous les pays aux quatre coins du monde ? Comment oublier celui qui a fabriqué la charrue avant l’épée, et qui a inventé l’alphabet avant les flammes du feu ?
Les Syriens sont les premiers migrants de l’histoire. Ils sont plus que de simples habitants d’une géographie unique, d’une demeure unique, d’un rivage unique. Ils sont les aventuriers premiers et sont ainsi les veines de l’histoire porteuse de trésors de la culture, de la civilisation et de la civilité. Où que se trouve cet homme meurtri de toutes les blessures, il détient une culture et une civilisation, une langue et une foi en ses principes ancrés.
Le Syrien n’est jamais sorti des limites de ce sens dans sa quête de la liberté, qu’il soit en Syrie même ou à l’étranger. Il n’est jamais sorti de ce point d’intersection entre cultures, entre leur diversité, entre leur richesse dans une quête continue d’un lieu sûr pour travailler. C’est cet esprit qui marque encore le Syrien ; il est à l’écoute de ce murmure dans sa profondeur plus qu’il n’est à l’écoute de la récompense et du châtiment.
C’est là la voix du peuple libre. Il prend la vague à bras le corps avec passion, à la recherche d’une lueur d’espoir, d’une terre à ressusciter, loin des idées abstraites et des froides méditations inertes. Ce peuple sort à bord de bateaux solides l’emmenant pour de longs voyages à travers des mers sourdes, des mers qui pourraient être sa voie vers l’espoir et qui pourraient devenir sa tombe aussi. En tous les cas, il n’hésite pas à prendre le large.
Aux ports qui l’accueillent, l’homme syrien s’assoit près du mat du bateau qui l’a porté de là-bas. Il écoute le chant des goélands, il contemple le dôme du ciel bleu, il regarde les gardes-frontières et leur dit : « Moi, je suis venu de pays qui vous ont auparavant envoyé leurs bêches, et nous sommes venus à vous aujourd’hui seulement pour cultiver l’amour dans le cœur de la terre ».
Saiedet Souria est un magazine qui s'adresse essentiellement à la femme syrienne mais qui veut "mettre en lumière la lutte des femmes partout dans le monde". Dans un format de 60 pages, ce mensuel traite de sujets sociaux et culturels et accorde un intérêt tout particulier à l'autonomisation de la femme et à l'égalité des genres, "afin de contribuer à former une opinion publique féminine en Syrie et sensibiliser la femme syrienne sur ses droits". Edité par le Syrian Centre for Publishing, à Gaziantep, en Turquie, le magazine ambitionne de passer à un format de 90 pages, enrichi par de nouvelles thématiques.