Le Printemps maudit

photo Lexpress.fr

 

Le texte qui suit a été publié le 6 mars 2015 sur le site revolutionsyrienne.com. Quatre ans après le début du soulèvement en Syrie, l'écrivain Ali Safar revenait sur le sens de la révolution, devenue conflit dans son pays.

QUELQUES MOTS NE VOUS RAMENERONT PAS CHEZ MOI

Si je disposais d’une centaine de mots pour chacune des quatre années écoulées depuis le déclenchement de la révolution en Syrie, je ne pourrais guère citer plus d’une cinquantaine de noms de martyrs alors que j’en connais plus de deux cents. Les mots me manquent, ils ne suffisent pas pour parler des deux cent mille morts, des plus de deux cent mille détenus et d’autant de disparus. Et que dire des millions de déplacés et de réfugiés ?

Quatre cents mots sont-ils suffisants pour évoquer ceux qui ont été engloutis dans les flots de la Méditerranée alors qu’ils essayaient d’échapper au massacre perpétué par le régime de Bachar El Assad depuis plusieurs années ?

Je sais que les mots ne suffiront pas, alors pourquoi perdre mon temps et vous faire perdre le vôtre et croire aux miracles ?

Laissez-moi plutôt vous parler d’autre chose. Avec les mots qui me restent, je vais vous raconter une petite histoire. Depuis que j’ai vu le jour, il y a près de 50 ans, je n’ai connu à la tête de mon pays que des dictateurs : le dictateur Hafez El Assad et son fils Bachar El Assad. Dans ma prime jeunesse, j’étais de gauche et le mot révolution avait du sens pour moi. Mais, les tyrans aimant le mot éternité, je n’ai connu la révolution qu’à travers la pensée ou les paroles. Fin 2010, il m’a semblé que cette éternité pouvait prendre fin comme cela était arrivé dans d’autres pays arabes. Mais les despotes avaient décidé depuis fort longtemps que leur départ signifierait la chute du pays. C’est ainsi qu’ils n’ont cessé de tuer les Syriens qui avaient décidé de connaître la révolution autrement que dans les livres d’histoire et les recueils de poésie.

Ils ont ainsi tué des centaines de milliers de gens avant que les groupes extrémistes ne participent à leur tour au massacre…

Avant d’écrire ces quelques mots, j’attendais le rapport recensant les martyrs syriens de la seule journée d’hier. Une pensée malicieuse m’est venue, adresser à votre site ce texte à la place du mien. J’ai abandonné cette idée, le nombre de ses mots dépassant largement les quatre cents.

Imaginez mon dilemme, je dois parler d’une immense catastrophe en peu de mots : la tragédie d’un peuple demandant la liberté et dont les femmes, les enfants et les vieillards ont été pulvérisés. Tout cela pour avoir voulu vivre comme vous, pour que leurs gouvernants changent tous les quatre ans et que leurs enfants puissent manifester dans les rues sans être arrêtés par les services de renseignement.

Non, je ne pourrai pas écrire tout cela et je m’en excuse auprès de vous. Cherchez un autre syrien, tous les mots de la langue ne suffiront pas à raconter ce qui s’est passé et se passe encore aujourd’hui, tout comme ils ne vous ramèneront pas chez moi. J’espère que vous trouverez ce syrien, et dites-lui qu’il existe un autre de ses compatriotes encore en vie désireux de se faire photographier avec lui et croyant encore en la liberté.

 

Traduit par: Lionel Donnadieu

 

Ali Safar est écrivain, réalisateur et poète. Il a publié 6 recueils de poésie et a travaillé dans la presse et les médias audio-visuels en Syrie. Il a participé à la révolution en tant que journaliste et a dû fuir son pays pour ne pas être incarcéré. Il vit actuellement en Turquie. Publiées en 2014, les "Chroniques mécaniques" sont un recueil de textes rédigés quotidiennement aux premiers temps de la révolution.

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