Le Syrien est ressuscité... Il est vraiment ressuscité!

Photo Comité de Coordination de Madyara, Syrie

Trois jours après les raids aériens du régime syrien sur un marché de la ville de Douma et d'autres municipalités de l'Est de la Ghouta, dont Harasta et Arbin, un homme a été retrouvé vivant, sous les décombres d'un bâtiment. La photo de Mohamed Rayhan, surnommé "le martyr vivant" avait fait le tour du web. L'auteur de l'article qui suit, publié en arabe sur le site Syria Untold, s'interroge sur ce que représente ce survivant, ce syrien "miraculé". Revenu de la mort, il a assisté, le 19 août, à ses propres funérailles qui se sont transformées en célébrations, à Madyara, près de Douma.

Sous les masses de peine qui nous accablent désormais, difficile de croire qu’une nouvelle puisse encore nous envahir de joie. Est-ce vraiment possible ?

Au moment où nous traversons une peine qui nous envahit et nous pèse, qui nous trouble et nous étouffe,  une peine mêlée de désespoir, dévastatrice, chargée de déception et d’impuissance face aux cadavres des martyrs alignés à Douma – cette ville qui, il y a peu de temps, débordait de joie et d’amour malgré le siège… A ce moment précis tombe une nouvelle qui prouve que l’on reste, malgré tout, des humains, des humains capables d’être heureux, capables – non seulement d’être heureux – mais aussi d’être inondés de joie au même degré que l’on a pu être ravagés par la peine auparavant !

On se surprend donc, la main dans le sac, en plein crime de joie, heureux d’être encore des humains touchés par ce sentiment de bonheur qui nous emplit, comme si nous assistions au mariage d’un ami ou à la célébration de la réussite d’une amie. Encore humains, alors ?

Voilà ce qui atteint le Syrien à la lecture de cette nouvelle : « Compté parmi les morts suite aux frappes des forces aériennes d’Al Assad, le « martyr » Mohamed Rayhan  sort vivant après trois jours passés sous les décombres».

Ainsi, il y a bien autre chose que la mort, il y a bien résurrection, ou peut-être "ressuscitation" après cette mort. Il y a bien une heureuse nouvelle susceptible de se dégager de ce tas de ruines maudites qui a englouti nos êtres les plus chers, nos martyrs, le fruit des entrailles de nos mères.

Et voilà qu’une âme se faufile de la gueule du monstre de la mort. Défiante, elle nous transmet de la volonté et de la force, elle repousse le désespoir et l’impuissance qui nous a gagnés tout au long de cette boucherie interminable de Douma, de toute la Syrie en fait, face au silence d’un monde sourd, creux, un monde tueur.

Mohamed Rayhan, photographié par ses voisins lors de ses "funérailles"

Mohamed Rayhan, lors de ses "funérailles"

On dévisage alors « le martyr » sorti des décombres de la patrie. On s’accroche à son sourire calme qui, lui-même, semble ne pas croire au miracle de sa propre survie. On s’accroche à cette poussière retenue par les poils de sa barbe et de sa moustache ! Après tout, l’Homme n’a-t-il pas été créé d’argile ? L’homme y aura donc été enterré trois jours, puis il en sera sorti. Ne se peut-il pas qu’il ait été en voyage, tout bonnement ? Il s’en est allé vers son origine d’argile, puis il a décidé de rentrer !

Voilà donc à quoi cela se résume, en toute simplicité : de la résistance normale, sans retouches et sans héroïsme, sans médias et sans édulcorants, bref sans rien du tout. La résistance d’un citoyen revenu de la mort après que la mort s’est lassée de lui.

Voilà le Syrien qui enterre des centaines de martyrs par jour, revenant chargé du cadavre d’un vivant et celui-là nous raconterait ce qu’est la mort : qu’a-t-il fait pendant ces trois jours ? Etait-il accompagné d’un autre martyr qui aurait refusé de revenir avec lui ? Se sont-ils parlé sous les décombres ? A quoi a-t-il pu penser, ce ressuscité ? Comment s’est-il adressé à la mort, encore plus collante que la paupière colle à l’œil ? Et comment est-il sorti victorieux de sa bataille contre cette mort ?

Dépassé l’euphorie des questions, on peut alors réfléchir sur nous-mêmes et sur l’effet de la photo sur nous : les photos du massacre font exploser en nous la colère contre notre propre impuissance, et la photo du revenant sorti des décombres mortelles font exploser en nous la colère du défi et de la résistance contre la mort pour avancer vers une vie qui serait à la hauteur du revenant.

Mohamed Rayhan, re-bienvenue à toi dans le cercle des vivants ! Pas seulement parce que tu as survécu et que tu as vaincu la mort, mais aussi parce que tu nous as sauvés de notre état de mort alors que nous nous croyions vivants.

Bienvenue à toi Syrien qui as ressuscité, qui as vraiment ressuscité !

Par Mohamed Dibou, rédacteur en chef de Syria Untold. Chercheur et poète syrien, M. Dibou est notamment l'auteur de Tel celui qui témoigne de sa mort (Bayt Al Muwâtin – La maison du Citoyen – 2014) et Erreur électorale (Dâr As-Sâqî – Saqi Books – 2008). Il a mené des recherches en économie et au sujet du confessionnalisme entre autres.

Le site Syria Untold (auquel ses créateurs ont donné, en arabe, le nom d'"histoire non dite") est un média numérique indépendant qui tente d'explorer un "nouveau récit" de la lutte quotidienne des Syriens et leurs diverses formes de résistance. Ses créateurs se présentent ainsi: "Nous sommes une équipe d'auteurs, de journalistes, de programmateurs et de designers syriens vivant à l'intérieur de la Syrie, ou à l'étranger. Nous essayons de mettre en lumière un autre récit de la Révolution syrienne, un récit que les femmes et les hommes de Syrie écrivent au jour le jour. A travers des campagnes populaires, de nouvelles formes d'auto-gestion qui émergent tous les jours et d'incessantes manifestations de créativité citoyenne, une nouvelle Syrie a émergé, après des décennies de répression et de paralysie. Alors que les médias traditionnels mettent exclusivement l'accent sur les dimensions géostratégique et militaire, en délaissant les dynamiques internes du terrain, nous pensons, au contraire, que la lutte des Syriens mérite une meilleure couverture et que de nombreuses histoires ne doivent pas tomber dans l'oubli. C'est cette Syrie "non-dite" que nous voulons révéler".