Une prison colorée à Damas

Damas - Syrie

L'article qui suit a été publié le 18 août 2015, sur le blog Indimashq. L'auteur y décrit la situation exceptionnelle de sa ville, Damas, épargnée par les raids aériens du régime, grâce à sa position stratégique de capitale, alors que les agglomérations voisines, et notamment Douma et autres villes du gouvernorat de la campagne de Damas, ont subi des attaques systématiques et ont vu la chute de milliers de victimes.

 

C’est le même ciel où planent les avions du régime, détruisant les âmes des Syriens qui tombent chaque jour, les âmes qui montent vers le firmament ou errent dans le vide. Je les ai vus, ces avions, tourner encore et encore, traverser le mur du son juste au-dessus des têtes des habitants de la ville et leur transmettre le message très clairement : voilà ce qui va vous arriver si vous demandez un jour la chute du régime.

« Pas de doute, celui-là va vers Jobar [banlieue de Damas] », dit l’un des passants au faîte de la situation.

– Non, je suis certaine qu’il se dirige vers Douma, répond une passante.

Tous ici à Damas savent bien que les avions du régime ne tireront pas sur eux, mais viseront plutôt la région de la Ghouta et certains avancent cela ouvertement en prétendant qu’on n’y trouve plus aucun civil. Ils résument toutes les rivières de sang à prévoir en une seule expression : « Ils sont tous armés ».

Qu’elle est belle, cette prison ! Ses murailles extérieures ont été récemment peintes de couleurs vives : rouge, jaune, orange, bleu… Et les sièges aussi ont été recouverts de bleu, de rouge et de jaune. On nous a planté ici de nouveaux arbrisseaux et l’eau coule incessamment et continuera de couler même si ceux que l'on appelle les « armés » faisaient dévier les fleuves d’Al Fayja, de Barada et même l’Euphrate pour qu’ils se jettent ailleurs.

Photo InDimashq

Photo InDimashq

La nourriture abonde, les magasins voisins sont fréquentés par les prisonniers venus d’ailleurs pour savourer des mets subtils et raffinés.

D'autres « armés » surveillant la prison distribuent leurs sourires à tout le monde autour d’eux, malgré leurs habits sales et leurs couleurs hideuses. Les sourires ne quittent pas leurs lèvres, et leurs doigts croisent ceux de leurs amies qui les accompagnent dans leur jihad. Le jaune éclatant de leurs dents l’emporte sur le doré de la statue de Hafez Al Assad qui se dresse dans l’un des coins de la prison.

Le plafond de cette prison n’est plus là depuis belle lurette. Certains disent qu’il s’agit d’une preuve de force divine, d’un cadeau inestimable. Car maintenant nous pouvons voir le ciel qu’il soit bleu ou noir, tout comme nous pouvons contempler en direct les avions dépeçant les corps, alors que les âmes montent vers le haut ; nous pouvons voir ces avions déchiqueter les âmes restantes dans la Ghouta et nous pouvons suivre le sifflement des jets lancés du Mont Qassioun, traversant le ciel de la prison et atterrissant parfois à l’intérieur de la prison pour voler la vie à quelques prisonniers. Mais ce n’est pas tellement grave… Il suffit de quelques pancartes portant la mention « Martyr(e) » en gros caractères, et leurs proches au sein de la même prison sauront ce qu’il est advenu d’eux.

Il est temps pour moi de me rendre à une autre prison, car j’ai été placé ici de manière temporaire. J’y suis en transit. Il arrive souvent que l’on se retrouve dans cette prison vu son emplacement stratégique et sa proximité de divers services vitaux.

D’un pas lourd, j’ai commencé à me déplacer pour observer les murs colorés de la prison, tournant le regard pour suivre la disposition des couleurs tout autour de moi. En effet, à peine dépassé un pavé coloré qu’un autre jaillit sous mes yeux vu les espaces réduits entre eux, m’empêchant presque de me libérer de cette prison.

Photo InDimashq

Photo InDimashq

L’un des armés m’arrêta, tout sourire, et me demanda de changer ma trajectoire de sortie de la prison, car un cortège dont les échos se rapprochaient allait passer près de la prison. Il ne fallait pas qu’un civil comme moi se trouve sur les lieux, sinon, je risquais de me transformer en un terroriste à tout moment. C’est ce que je compris et je lui rendis son sourire en changeant de direction. Cependant, un autre armé me lança en colère : « Tu n’as rien trouvé de mieux que de passer par là. Pour le moment, il est interdit que tu sortes d’ici ». Toutes mes tentatives furent vaines pour sortir entre deux pavés colorés. Je me suis alors déplacé d’un lieu à l’autre dans les différents coins de la prison. Mais même le quartier de la Salihiya et la rue du Pakistan étaient encerclés par les services de la sécurité du régime, des sortes de pavés humains portant tous la même couleur monotone. A ce moment, j’ai compris que le meilleur moyen de sortir était d’emprunter le tunnel réservé aux piétons, entre la prison et le quartier de Talyani. J’ai pressé le pas, mais je me suis trouvé nez à nez avec un pavé humain d’une couleur encore plus sombre que le pavé précédent.

Il me demanda mes papiers et je m’empressai de les lui donner pour mettre fin à ce supplice.

C’est alors que je compris ce qu’était que « faire signe » au sens propre du terme. J’avais pourtant déjà vu nombre de ces pavés faire signe de la tête, de la main, de l’arme ou du doigt. Mais ce pavé se tut et me fit signe des narines de son nez épaté, de ses gros sourcils rapprochés, de ses yeux effroyablement globuleux – tellement globuleux que l’on pouvait voir une grosse partie de l’œil saillante. Il me rendit mes papiers et poursuivit dans son mutisme que me parut plus difficile à supporter que l’insulte. Je compris donc que j’allais rester dans cette prison jusqu’au passage du cortège. Mais quand passerait-il ? Je n’en avais aucune idée !

Je suis revenu sur mes pas qui se firent plus lents, je suis devenu pâle et je ne pouvais supporter le soleil. Je me suis vite assis sur l’un des rebords de la prison et j’ai prié du fond de mon cœur qu’ils lui reconstruisent de nouveau un plafond pour éviter la chaleur de l’été. Je ne voyais plus les couleurs sur les pavés de la prison : tous avaient repris leur ignoble couleur de ciment. Les sourires des passants s’étaient effacés, et les pleurs d’un enfant s’élevaient. Certains suppliaient haut et fort à coups d’incantations qu’on les libère de cette prison, mais qu’on ne libère qu’eux et les autres, pas la peine. A cette prière, le lieu s’assombrit et même la lumière du soleil s’éteignit. Un avion d’assaut lançait son ombre sur la prison. Je commençais à transpirer abondamment et je stressais de plus en plus dans cette atmosphère ambiante. Pour la première fois, j’ai baissé la tête pour me reposer et essuyer ma transpiration de mes vêtements. Mais je suis resté pour quelques minutes dans cette posture. Je ne voulais voir ni les couleurs de la prison, ni ses arbres : il faisait soudain noir dans les lieux et les arbres, d’un seul coup, avaient perdu toutes leurs feuilles.

J’ai pensé à tous ceux que j’aimais et tous ceux que je détestais. Je n’ai jamais détesté qui que ce soit, en réalité, et quiconque m’a fait du tort, je lui ai pardonné pour ne pas me sentir mal. Une brise fraîche se leva et allégea mon anxiété. J’ai levé la tête pour voir ce qui se passait. Tout était redevenu comme avant, comme si de rien n’était. Les membres des services de renseignements avaient disparu, ainsi que l’armée du régime. Le cortège avait dépassé la prison et je ne l’avais pas entendu. Je ne savais pas où j’étais assis, mais je vis d’horribles dessins sur les murs de la prison. Je me suis levé et j’ai repris mes esprits que j’avais lâchés un moment, m’égarant dans un monde inconnu et dégoûtant. J’ai tapoté sur mes vêtements pour faire disparaître la poussière et j’ai regardé droit devant moi. La pierre dont était construite la statue au coin luisait au soleil. Tel était son état avant que je pose mon regard dessus, le regard d’un Syrien révolté, le regard des gens simples et des pauvres, le regard des victimes de l’injustice qui ne se sont jamais tus et ne se tairont jamais et qui exigeront leurs droits. C’est ce regard qui a éteint pour toujours la lueur jaillissant de la statue, qui a brisé tous les pavés de la prison colorée et les a broyés en mille morceaux. Et je me mis à rechercher le point par lequel je souhaitais sortir de la place de Arnous à Damas ; je me plaisais à décider de mon issue avec quelques sourires et un peu de confiance en moi. Car, enfin, la répression est bien répression quoiqu’elle se maquille ; le criminel est bien criminel même s’il se montre élégant ; la prison est bien prison malgré son luxe et ses couleurs, et seul l’espoir de se libérer l’emporte sur la répression, le criminel et la prison.

Sur le chemin vers la prison… un chemin laid et coloré…

 

Indimashq (à Damas) a été créé par un jeune blogueur syrien anonyme qui se décrit comme étant "né à Damas. Ayant grandi dans ses écoles et ses universités. J'ai habité cette ville, alors elle m'a habité. J'écrirai, dans le cadre de ce blog sur toutes ces choses que je veux exprimer et sur les rues de Damas et ses ruelles, et tout ce qui s'y produit. J'écrirai jusqu'à peut-être pouvoir un jour la comprendre, et pour pouvoir continuer de supporter d'y vivre..."