"Est-ce que je comptais vraiment percer le mystère de maman aujourd'hui? Non! Très bien maman. Tu es terroriste et je te chéris où que tu sois"
L'article qui suit a été publié par Souriatna le 19 juillet 2015. Son auteure, Rana Saleh, raconte la recherche par une femme de sa mère disparue depuis plus d'un an en Syrie, arrêtée par le régime pour avoir aidé de jeunes manifestants. Désemparée, sa fille se voit obligée de poursuivre ses recherches du côté du tribunal antiterroriste...
J’ai arrêté ma voiture sur l’autoroute de Mazza à Damas, à la droite du nouveau Palais de Justice… un grand bâtiment blanc. Lentement, je suis sortie de la voiture pour m’avancer vers ce bâtiment. Les membres du régime sont partout. Armés et vêtus de tenues camouflées, ils sont tout autour du Palais qui abrite également le Tribunal antiterroriste. J’ai évité de les regarder droit dans les yeux, de peur que mes regards ne leur révèlent ma haine pour eux et pour leur régime.
Ici, au Palais, je suis censée trouver le nom de ma mère arrêtée, inscrit dans un registre parmi d’autres. Je dois lire attentivement les noms, je dois le trouver. C’est ainsi que le régime consume la vie de la personne arrêtée et celle de sa famille à travers de longues démarches pourries, entre les départements des Renseignements généraux, des Tribunaux antiterroristes et du Ministère de la Justice. Je suis arrivée devant la porte noire. Des centaines m’avaient déjà devancée, alors je me suis jointe à eux, pour attendre.
Le membre du régime se trouvant à la porte m’a appelée, j’ai répondu que j’étais présente. Il m’ordonna d’entrer dans la salle pour être fouillée, parce que « les habitants de Nahr Aicha font peur ». La femme qui m’a fouillée m’a surprise en disant : « Eteins ton portable. S’ils savent qu’il est allumé, on va te faire ta fête ! » Une chabbîha, milicienne pro-régime, conseillait une terroriste.
On a fini de me fouiller et on m’a retenue pour que je note mon nom dans un grand registre, en citant le motif de la visite au Tribunal. J’ai ri : « La raison est que les gens ici me manquent ! » Le membre du régime n’a pas répondu à ma moquerie ouverte, alors que l’idée de faire sauter tout le bâtiment hantait mon esprit. Les membres du régime m’ont ordonné de rester à l’intérieur du bâtiment. Dans un coin, avec d’autres en attente, nous nous tenions sous les escaliers et sentions une odeur répugnante.
Salle d'attente du tribunal antiterroriste de Damas. Sur le mur, on peut lire:
"Notre leader, le président Bachar al Assad a dit: Le respect de la loi permet à l'Etat de préserver la dignité du citoyen et permet au citoyen de préserver la dignité de l'Etat. C'est la garantie de notre liberté et de celle des autres"
Près de moi, se tenait une femme âgée qui m’a demandé qui je cherchais ici. Je lui ai répondu que je cherchais ma mère. La femme fut surprise et cria à haute voix : « Ta mère est arrêtée ! » Tous me regardèrent avec étonnement. Je leur répondis que oui, ma mère était arrêtée depuis un an, que je ne savais pas où elle était et que j’étais venue pour retrouver son nom. Puis je leur ai demandé : « C’est la première fois que vous entendez parler de l’arrestation d’une femme ? » Personne ne répondit et un membre du régime nous a crié de nous taire, sinon il nous jetterait dehors.
Les questions des personnes présentes autour de moi se firent chuchotantes : d’où viens-tu ? où ta mère a-t-elle été arrêtée ? en quoi s’est-elle impliquée ? quel âge a-t-elle ?
Certains répétaient des formules de pitié envers moi et ma mère, alors que d’autres montraient leur surprise face à l’arrestation des femmes, et moi, je devais répondre à tout le monde d’un seul coup. Je leur ai dit : « Ma mère est terroriste, c’est ce que m’a dit l’officier qui l’a arrêtée. Et puis, ‘pauvre de moi’, mais je ne suis pas la seule dans cette situation. Tous ici, vous êtes des ‘pauvres de vous’ qui, comme moi, recherchez des personnes arrêtées ». Je pleurais en répondant à leurs affirmations, à leurs questions, à leur étonnement. Puis la femme âgée qui se tenait près de moi s’est excusée en disant : « L’homme supporte l’arrestation plus qu’une femme ».
C’était mon tour d’entrer dans le Bureau des registres. Le membre du régime qui s’y trouvait me demanda qui je cherchais. J’ai dit : « Ma mère ». Il se plaignit alors des terroristes dans le pays, s’en donnant à cœur joie. Il me montra vingt registres énormes et me donna dix minutes pour les parcourir tous et y trouver (ou pas) le nom de ma mère. Ils avaient fait entrer avec moi dans le bureau un vieil homme qui ne savait ni lire ni écrire. Il me demanda de chercher pour lui le nom de son fils Ahmed parmi tous les noms. Les minutes qui m’étaient imparties se volatilisèrent et je n’ai pu trouver ni le nom de ma mère, ni celui d’Ahmed. Je n’avais pas fini de lire tous les registres et je n’ai pas pu savoir si son nom se trouvait parmi les milliers de noms ici.
Je suis sortie du Tribunal en me répétant à moi-même : « Est-ce que je comptais vraiment percer le mystère du destin de ma mère aujourd’hui ? » Non. Mais voilà encore un jour de perdu à sa recherche… elle, la terroriste, qui a guéri un blessé dans sa maison et a protégé des jeunes manifestants de l’arrestation, elle qui a apporté de la nourriture aux personnes sous blocus dans le sud de la capitale. Très bien, maman, tu es terroriste et je te chéris, où que tu sois !
Souriatna est l'un des premiers hebdomadaires électroniques en Syrie. Créé en septembre 2011, ce projet collectif et totalement bénévole est né de l'urgence de créer des médias syriens alternatifs et indépendants afin de refléter le changement tant attendu depuis le début du soulèvement en mars de la même année. Souriatna est aujourd'hui dirigé et publié par un groupe de jeunes de Damas.