Le juge Roy Moore n'est pas de ces magistrats qui vous gardent soigneusement à distance. A mon arrivée dans l'imposant bureau serti d'acajou, il m'assaille de questions. Il veut savoir d'où je viens, ce que font mes parents, si j'ai des frères et soeurs. Après quelques minutes de cet interrogatoire inhabituel, je dois lui rappeler avec le sourire que je suis celle qui est censée poser les questions. En attendant, un sourire bienveillant attend mes réponses. "Est-ce-que vous allez à l'église ? Vous êtes mariée ?"
La foi, le mariage... Deux questions au coeur de son engagement politique, notamment contre l'union des couples homosexuels. "Ils (les homosexuels) disent 'nous avons des droits', mais ils créent de toute pièce ces droits", martèle en secouant la tête le magistrat, qui n'a pas hésité par le passé à qualifier l'homosexualité de comportement "criminel".
La veille, sa fondation vient justement de publier un long texte truffé de références bibliques à l'attention des juges qui planchent en Californie sur la Proposition 8. Cette proposition qui définit le mariage entre un homme et une femme, proscrivant l'union des couples homosexuels, fait actuellement l'objet d'une âpre bataille judiciaire. Beaucoup pensent qu'elle pourrait aboutir à la légalisation du mariage gay en Californie. "En tentant de redéfinir le mariage en incluant l'union de deux personnes de même sexe, des tribunaux tentent d'inventer une loi qui contredit les lois de la nature et de Dieu sur lesquelles ce pays a été fondé", a expliqué le juge Roy Moore en présentant le texte.
Les "lois de la nature et de Dieu" avant celles des hommes
Pour cette figure de la droite religieuse américaine, religion et politique sont indissociables. Le magistrat de l'Alabama doit sa notoriété à un épisode survenu entre 2001 et 2003. Fraîchement élu à la tête de la Cour suprême de l'Etat, il avait fait installer dans le bâtiment de la Cour un monument à la gloire des dix commandements bibliques. Mis en demeure par la justice fédérale, le juge Roy Moore avait préféré renoncer à ses fonctions que de le faire enlever : cette épopée lui a valu le surnom de "Ten Commandments Judge".
Dix ans après, il demeure en croisade permanente contre ce qu'il considère comme des lois amorales. "Quand vous oubliez Dieu, vous engendrez le chaos", souligne-t-il.
Très accueillant, l'homme est aussi affable que ses positions sont intransigeantes, héritées d'une éducation stricte et pieuse. Aîné d'une fratrie de cinq enfants, il a grandi dans un foyer modeste qui déménageait au gré des emplois du père, tantôt employé de ferme, tantôt ouvrier dans le BTP. Diplômé de l'académie militaire de West Point, il a commencé sa carrière dans l'armée avant de se tourner vers le droit. Roy Moore vit aujourd'hui avec sa femme Kayla (le couple a quatre enfants et trois petits-enfants) dans un ranch où gambadent cinq chevaux et 25 boeufs Angus, ceux dont la chair épaisse fournit les meilleurs steaks américains.
"Je crois que notre pays tend à s'éloigner de Dieu"
Aujourd'hui, il est sur le point de faire son grand retour sur le devant de la scène politique de l'Alabama. Le magistrat est en campagne pour reconquérir son ancien poste comme juge en chef de la Cour suprême de l'Etat, qui fait l'objet d'un scrutin le 6 novembre, en parallèle de l'élection générale. Il a remporté dès le premier tour la primaire républicaine pour le poste, au grand dam des ténors locaux du parti, qui le jugent un peu encombrant.
"Une lutte est en cours dans ce pays entre ceux qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas. Je rencontre beaucoup d'opposition à cause de mes positions sur la foi, dans le parti démocrate mais aussi dans le parti républicain", m'explique Roy Moore. "Je crois que notre pays tend à s'éloigner de Dieu."
Encombrant pour son parti, mais très soutenu par son électorat
Le juge controversé est pourtant donné largement favori dans son scrutin : le candidat démocrate vient d'être remplacé à la dernière minute, et personne ne croit guère en ses chances. Dans l'électorat populaire de l'Alabama, un Etat rural parmi les plus conservateurs du pays, les positions du républicain font mouche. Ici, les évangéliques (terme désignant aux Etats-Unis les protestants qui revendiquent une foi et une pratique personnelle très forte) représentent 49% de la population (statistiques du Pew Research Center) et 75% de l'électorat républicain (sondages de sortie des urnes).
Sa campagne est alimentée par de nombreux petits donateurs, y compris hors de sa juridiction. "Beaucoup de gens le soutiennent parce qu'il défend le Dieu qu'ils vénèrent. Ils sont plus que ravis de lui envoyer un chèque", m'explique Bill Stewart, professeur émérite de science politique à l'Université de l'Alabama et vétéran de la politique locale.
Roy Moore est un électron libre, qui trace sa route sans se soucier de l'approbation de son parti. Il soutient Mitt Romney, mais montre davantage d'intérêt pour son colistier Paul Ryan, qui affiche clairement ses valeurs religieuses. Dans l'Alabama, il entend bien pour sa part redonner à Dieu la place qu'il estime être la sienne dans la vie politique locale. "Nos valeurs morales, ce sur quoi notre pays a été construit, sont en jeu."