Le coeur de Pierre

Vous admirez certainement sa rigueur, son professionnalisme, sa passion dans nos spéciales relatives aux deux guerres mondiales et bien sûr le 14 juillet. Pierre Servent est désormais un personnage identifié de nos antennes, comme disent les gens de marketing. Et très régulièrement, vous le voyez présenter des objets, des uniformes, sur le terrain et sur le plateau. Exemple le 11 novembre 2014 :

 
Ce que vous ne saviez peut-être pas, c'est que la plupart des objets qu'il commente lui appartiennent. Cette cuirasse, par exemple, il l'a acquise à Drouot quelques jours avant la spéciale du 11 novembre 2014.  Marie Drucker et moi avons partagé avec lui le suspense des enchères. Un succès cette fois-là...
Pierre collectionne depuis l'âge de 7 ans ! Il a accepté de me recevoir dans son musée personnel, dans l'ouest de la France. Plus que l'intérêt historique (incontestable) des pièces exposées, c'est son rapport  aux objets des trois guerres (1870, 14-18, 39-45) qui m'intéresse.
"Les mots de mes grands pères"
Pierre a sept ans. Il comprend petit à petit ce que signifie, pour ses deux grands pères, le fait d'être vétéran de la grande guerre. Avoir combattu. Avoir survécu. L'un est revenu anti-militariste, l'autre honore l'uniforme. Deux récits, qui ont en commun de s'appuyer sur des objets rapportés du front. Des pièces allemandes et françaises. Le petit Pierre commence par jouer avec, à l'aube des années 60, dans cette France qui pense peu à la première guerre mondiale pour trouver sa place dans le monde façonné par la deuxième.
Le premier objet de la collection sera donc d'abord utilisé... pour jouer ! Mais il est encore bien présent dans la collection d'aujourd'hui :
Le premier objet collectionné

Le premier objet collectionné

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"J'étais fasciné par les objets et par les uniformes, raconte Pierre. Mes frères ne partageaient pas cette passion." Pierre grandit avec cette évidence : il sera collectionneur. Il consacre depuis un temps fou et un budget conséquent à sa passion, dévorante mais jamais insensée.
L'objet témoin
J'avoue que les compulsions des accumulateurs qui se disent collectionneurs me laissent de marbre. Toutes les névroses n'ont pas forcément d'intérêt pour l'observateur... Mais Pierre Servent n'est pas de cette école-là. C'est d'un historien militaire que je parle. L'objet n'a d'intérêt que pour ce qu'il montre de l'évolution de la manière de combattre ou de parler du combat. En cela, Pierre Servent est comparable à Jean-Pierre Vernet, dont l'immense collection est désormais exposée au musée de la grande guerre de Meaux. Ne jamais détacher l'objet de l'historiographie qu'il suscite.
Autrement dit, l'intérêt historique d'une pièce sera toujours supérieur à sa rareté (et donc sa valeur marchande) : l'objet témoin, en quelque sorte. Quitte à être obligé d'ajouter de la pédagogie à la présentation. Exemple avec ce kolback en opossum d'officier de la  cavalerie prussienne :
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On pourrait voir dans cette tête de mort le nihilisme nazi en gestation. Funeste anachronisme !"En fait, explique Pierre Servent, la cavalerie prussienne utilisait cet ornement depuis bien longtemps, comme les cavaleries allemande, hongroise et... Française !", alors qu'elle était composée d'aristocrates que les nazis, plus tard, écarteront pour la plupart.
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"La cavalerie est en pointe sur le front des guerres jusqu'au XXème siècle. Elle "défonce" l'ennemi. Cette tête de mort rappelle à celui qui l'affronte comme à celui qui la porte la fragilité, voire l'insignifiance de son existence ; comme la Vanité en peinture", explique Pierre. Elle terrorise, certes, mais ce n'est pas son message premier.
Le Kronprinz Guillaume de Prusse était souvent représenté avec cette toque. Image : histoire-fr.com

Le Kronprinz Guillaume de Prusse était souvent représenté avec cette toque.
Image : histoire-fr.com

Ténacité
Aujourd'hui, Pierre Servent est connu dans le milieu des collectionneurs, et ne manque jamais de lancer quelques appels dans les conférences qu'il donne régulièrement. Des particuliers, et surtout des experts, lui proposent donc régulièrement des pièces. Il épluche aussi les catalogues des salles de vente. Mais tout ne lui est pas facile. Par exemple, il a négocié cette sculpture pendant... 20 ans !
20 ans de patience...

20 ans de patience...

"Un expert auquel je rendais souvent visite l'avait sur son bureau. Il ne voulait jamais me la vendre. Je lui demandais souvent... Un jour, il m'a appelé pour m'annoncer sa retraite. Il était d'accord pour me céder l'oeuvre"
Les hasards familiaux ont fait que des uniformes du Maréchal Lyautey se sont retrouvés dans le grenier d'une maison qu'il a fallu un jour vider. "C'était il y a dix ans : un clerc d'expert a repéré les sept étoiles sur la manche de qu'il croyait jusqu'alors être un uniforme parmi d'autres. Il a cherché la nominette cachée dans la veste. Cette étiquette que l'armée utilisait pour la traçabilité des uniformes lors des lavages, était très claire : <<Maréchal Hubert Lyautey>>. L'expert m'a prévenu. J'ai acheté l'uniforme aux enchères. Un deuxième faisait partie du lot, sans nominette mais ayant sans aucun doute appartenu à ce militaire que j'admire".
L'uniforme de Liautey : l'une des pièces préférées de Pierre

L'uniforme de Liautey : l'une des pièces préférées de Pierre

Cet uniforme annamite est lui aussi très rare :
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Bien sûr il s'agit d'un uniforme d'été. Celui des Annamites combattants de 14-18 était plus adapté au froid européen. Là-encore, il a fallu à Pierre beaucoup de ténacité pour convaincre le vendeur, qui a fini par se décider après plusieurs années.
Uniforme de médecin de 1916 (seul le stéthoscope est plus récent) avec sa fiche diagnostique suspendue à la main, document rare.

Uniforme de médecin de 1916 (seul le stéthoscope est plus récent) avec sa fiche diagnostique suspendue à la main, document rare.

Je pourrais multiplier ces exemples. Son musée, il l'ouvre volontiers à quelques connaissances, mais il tient à le garder privé pour l'instant. Quand il est devenu officier, Pierre a envoyé à son grand père antimilitariste sa photo en uniforme, pour le faire gentiment bisquer. Malicieux, celui-ci a répondu qu'au moins Pierre n'était pas devenu prêtre. Je m'associe à la remarque. Je n'aurais pas eu l'honneur de travailler avec lui autrement (sauf pour élire un Pape, peut-être ?).
Presque tous les accessoires de ce poilu ont été ramenés du front par les grands pères de Pierre

Presque tous les accessoires de ce poilu ont été ramenés du front par les grands pères de Pierre

Sur le chemin du retour, je me suis dit que chaque historien, à un moment de sa vie, est amené à raconter sa vocation. Cela fait deux fois en quelques semaines que ce genre tourne au "récit de filiation" (voir mon précédent post sur l'excellent "quelle histoire" de Stéphane Audoin-Rouzeau" https://blog.francetvinfo.fr/editions-speciales-les-coulisses/2015/10/14/lhistorien-fend-larmure.html ). Ce n'est certainement pas un hasard. "Mon petit fils savait différencier les uniformes allemands et français à 4 ans !" raconte Pierre.
Filiation à venir ?
Texte et photos : Pascal Doucet-Bon