C'est la dernière publication sur le blog de Jean-Marie Le Pen. Elle offre aux fidèles de l'ancien président du FN la possibilité de voir, ou de revoir, son allocution de campagne électorale de candidat à la présidence de la République de 1988. Depuis sa mise en ligne le 15 juillet, la séquence tirée du site de l'INA enregistre plus de 6000 likes facebook. Les premières images laissent entrevoir une course de quelques chevaux, accompagnées d'un « Le Pen, président » . Cinq mots se détachent rapidement d'images d'archives sélectionnées par le parti : « chômage, drogue, insécurité, immigration et dénatalité ». Une sémantique frontiste classique, en somme, en cette fin des années 1980, assortie de phrases pérennes de la propagande FN : « le problème sur lequel va se jouer notre avenir : l ‘immigration » ou, encore, « dans 20 ans, la France sera une république islamique ».
4 avril 1987 : le FN organise un grand défilé sur La Canebière à Marseille, deux jours après le coup d’envoi de sa campagne. Entre 15 000 et 20 000 personnes sont là à écouter le président du FN s’approprier, en partie, la sémantique gaullienne : « Marseille défigurée, ruinée, occupée ! Mais bientôt Marseille libérée de ses enclaves aujourd’hui étrangères, demain ennemies ! Marseille dont la vocation est d’être la capitale du monde méditerranéen, mais non pas son parking ». La présidentielle de 1988 est la seconde pour Jean-Marie Le Pen ; le président du FN n’étant pas parvenu à obtenir les 500 signatures pour celle de 1981. Ce rendez-vous intervient à un moment clé de l’histoire du parti : celui de son émergence électorale et, en même temps, d’une période de vie interne tumultueuse, scandée par des démissions et une incompréhension quasi-générale à la suite du « détail » de septembre 1987, en pleine campagne électorale. Le conseiller en communication de Jean-Marie Le Pen en est conscient. À ce moment précis, il est indispensable de lisser et de normaliser l'image du président du FN. En changeant son apparence, explique Lorrain de Saint Affrique, en lui donnant une « allure présidentielle (...), on banalisait, on ringardisait, on retirait de la violence et de la force à toutes les images antérieures ».
« Si vous aviez voté LE PEN en 1988, nous n'en serions pas là ! »
Certes, le programme de son parti n’a pas vraiment évolué. Mais la nouveauté de la campagne de 1988 réside dans son protagoniste. C’est un Jean-Marie Le Pen métamorphosé qui entre et se produit sur scène. Un candidat au sourire éclatant, aminci, cheveux blonds coiffés en arrière, portant un costume de qualité avec une cravate assortie. L’opération de relooking est une coproduction de la nouvelle compagne de Jean-Marie Le Pen, Jany, et de son conseiller en communication. Lorrain de Saint Affrique revient justement sur le contraste entre l’image Le Pen du début des années quatre-vingt et celle de 1988 : « Je le revois avec son costume blanc, ses chaussures croco et son visage rouge comme une pivoine, sur un plateau télé avec Yves Mourousi. On aurait dit un proxénète. Personne ne le conseillait sur sa tenue. Je me souviens aussi d’une fête à Saint-Cloud, en 1984. Il portait une tenue de soirée avec une chemise en jabot. Je lui avais adressé ce commentaire : "Ce n’est pas très sobre". Il s’était aussi teint les cheveux en blanc : une horreur. Jean-Marie Le Pen se rendait à Hong Kong. Il en revenait avec des malles pleines de costumes industriels bas de gamme, faits sur mesure et en série, donc taille unique. Son poids étant fluctuant, cela pouvait poser problème. (…) Finis les costumes achetés au rabais à Hong Kong et qui boudinent sa silhouette ; finies les chaussures à boucle. Cheveux rabattus en arrière, casquette anglaise et veste à carreaux signée Francesco Smalto, le teint frais et la bouche vermeille, Le Pen est méconnaissable ».
La campagne alterne entre réunions publiques et meetings. Ces derniers signent le changement. Leurs mises en scène tranchent avec les précédents. Jean-Marie Le Pen improvise, micro sans fil sous la cravate, déambule sur une scène gigantesque où se dressent des écrans géants et des vasques crépitant de flammes... avec, en fond sonore, l’air du « Chœur des esclaves » du Nabucco de Verdi. Des talk-shows à l’américaine, sur le modèle des télévangélistes (notamment Billy Graham) que Jean-Marie Le Pen a vus, lors d’un de ses séjours aux États-Unis. La campagne est scandée par de « grands rendez-vous » comme la « convention Le Pen président » à Nice (8 -10 janvier 1988), le meeting du stade Vélodrome de Marseille (17 avril)… qui illustre l’affiche « Le Pen Le Peuple ».
Un rassemblement considéré comme un des plus importants du point de vue de la performance de Jean-Marie Le Pen et de la présence du public, estimé par le FN à 30 000 personnes ; un événement « fondateur », confirme Lorrain de Saint Affrique, « idéal tant sur le fonds que sur la forme ». L’homme de la communication, à l’origine du slogan, sait que les images de stade sont très populaires.
Les affiches se succèdent et confirment le ton donné à la campagne de 1988. « L’outsider. Défendons nos couleurs » fait 4 mètres sur 3 ! Une affiche sur laquelle Jean-Marie Le Pen veut apparaître comme celui que l’on n’attendait pas.
« François ?... Jacques ?... Raymond ?... Merci... On a déjà donné ! (...) Jean-Marie Président ! » est considérée comme une des meilleures.
Aucun logo, ni nom de parti : il s’agit de vendre la candidature Le Pen sans le Front national ; une stratégie adoptée dès la première présidentielle et critiquée en interne. Les affiches portrait restent les supports idéaux. Le président du FN figure au centre de la propagande visuelle de son parti. L’affiche de la présidentielle de 1988 présente les mêmes codes que celle de 1974 : absence des signes identitaires et photo quasiment identique, exceptée la coiffure et le costume. Par la suite, c’est toujours la même série qui sera utilisée, explique le concepteur des affiches du FN pendant les années quatre-vingt-dix, Frank Marest, « à savoir quelques photos trouvées dans une armoire, prises en vacances bien avant la fin des années quatre-vingt. Jean-Marie Le Pen ne veut pas montrer qu’il vieillit ».
4 327 269 voix : 14,38 % des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle, le 24 avril 1988. On parle de « marée lepéniste ». 18 % des 18-25 ans ont voté pour Jean-Marie Le Pen. Dans neuf départements (Bouches-du-Rhône, Var, Pyrénées-Orientales, Gard, Vaucluse, Hérault, Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle), il se place en tête des candidats de droite. Les commerçants (23 %), les petits patrons (20 %) et les artisans (17 %) lui ont donné leurs voix. Le score du FN est deux fois supérieur à celui du PC. Le soir des élections, le directeur de campagne de Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret, s’adresse au secrétaire général du Parti communiste sur une chaîne de télévision. Il lui dit ces quelques mots : « Monsieur Marchais, nous venons de nous croiser dans l’escalier, vous descendez à la cave, nous montons au premier étage ».
Ceci dit, ces résultats sont analysés avec amertume au Front national. Pour Jean-Marie Le Pen, c'est un échec. Il est « effondré ». Il pensait pouvoir figurer devant ses principaux adversaires, Jacques Chirac et Raymond Barre. Le scénario était quasiment écrit, pensait-il : le « mouvement en sa faveur serait si important » que s’il était élu ou même battu par François Mitterrand, c’en était complètement terminé pour Jacques Chirac et le RPR. Jean-Marie Le Pen serait ainsi devenu le leader de l’opposition face à François Mitterrand.
Le président du FN passe sous silence une donnée fondamentale qui, pour beaucoup, représente un point de rupture dans l'histoire du parti. En septembre 2013, Carl Lang revient sur ces résultats : « Ce que Le Pen ne reconnaîtra jamais jusqu’à sa mort, c’est le point de détail. Cela a été dévastateur. Cette affaire nous a brisé les jambes en termes de ralliement de notables. Nous nous sommes tiré une balle dans chaque pied. Jean-Marie Le Pen a fusillé sa carrière politique et nous avons offert à l’adversaire les éléments pour nous diaboliser. À la présidentielle, Le Pen n’est pas si loin : quatre points derrière Chirac ». Vingt-cinq ans après le « détail », l'ancien conseiller régional, député européen et secrétaire général du FN considère que Jean-Marie Le Pen pouvait, en 1988, « passer devant Chirac. Du fait de la candidature de Barre, ça pouvait se jouer à un demi-point. Le Pen a une formule : avant le détail, le FN faisait 2 millions de voix. Après, il a fait 4 millions de voix. Mais sans, il aurait peut-être fait 6 millions ».
Au FN, beaucoup pensent la même chose : un mot a, peut-être, changé le cours de l'histoire du parti de Jean-Marie Le Pen.