C’est une des premières images de Jean-Marie Le Pen, président du FN. Celle d’un homme corpulent, affublé d’un bandeau noir sur l’œil gauche ; le nouveau visage de l’extrême droite française du début des années soixante-dix avec ce surnom : « l’homme au bandeau ».
Jean-Marie Le Pen sait que son apparence - liée à cette particularité physique - est un moyen de se démarquer dans et à l’extérieur de sa formation politique. Le bandeau n'est pas seulement une distinction physique. Il a aussi une histoire originelle, à la Le Pen, qui ne colle pas vraiment à la réalité. D'autres épisodes de sa vie s'inscrivent dans la même démarche : des moments constitutifs d'une histoire créée à partir de faits plus ou moins inventés. En d'autres termes, l'édification d'une légende.
Le président du FN saisit rapidement les enjeux liés à son image. Après avoir été une sorte de « pirate » du monde politique, il entend se banaliser. Son apparence physique et vestimentaire évoluent... tout comme les résultats électoraux du FN et les ambitions politiques de l'homme.
La légende de l’oeil
Sa fidèle amie Marie-Christine Arnautu se souvient de sa première rencontre avec celui qui allait devenir son patron : « l’homme, physiquement, avait une stature extrêmement impressionnante ». C’était « l’homme au bandeau avec toujours ce même trait de caractère qui revient en premier : la force ».
Jean-Marie Le Pen affirme alors qu’il a perdu son oeil en défendant un ami algérien, Ahmed Djebbour, lors d’un meeting à la Mutualité, le 28 mars 1958. L'intention est claire : exalter son courage physique et affirmer qu'il n'est, en aucun cas, raciste. Cette histoire de l'oeil est diffusée aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du parti d'extrême droite. Dans une sorte de questionnaire de National Hebdo (1985) - destiné à fournir aux militants des réponses clés en main pour les guider et éviter les impairs langagiers - est écrit ceci : « C’est en faisant la campagne d’Ahmed Djebbour, un musulman qui voulait rester français, qu’il a été frappé à terre de façon affreuse et qu’il a perdu un œil. »
En réalité, Jean-Marie Le Pen ne perd pas son œil à ce moment. C'est quelques années plus tard, après une opération de la cataracte - visant à lui mettre une prothèse - qu'un bandeau est placé sur son oeil gauche.
L’homme sans bandeau
À partir du début des années 1980, son parti prenant de l’importance, Jean-Marie Le Pen doit changer son image. Il ne choisit donc pas seulement de donner un autre visage à son parti - une façade présentable et légaliste -, il fait également évoluer son apparence physique. Une des premières choses qu'il décide est de faire disparaître son bandeau. Avec son oeil de verre, Jean-Marie Le Pen apparaît plus classique.
Lorrain de Saint Affrique, son futur conseiller en communication, le remarque, lorsqu’il le convie à participer à une de ses émissions radiophoniques en décembre 1983. Par rapport à leur première rencontre, dix ans auparavant, le changement est « saisissant », explique-t-il. Jean-Marie Le Pen « n’a plus rien d’un nostalgique de la vieille droite factieuse. Fini aussi le côté un peu voyou, interlope. Il se tient droit comme un “i” et a chaussé les bottes d’un chef de file d’une famille politique ».
Dans l’optique des Européennes de 1984, le président du FN s’applique à imposer sa nouvelle image par le biais d’une commande particulière : une hagiographie. Son titre n'est pas anodin : Le Pen sans bandeau. C'est un « premier instrument de communication » qui accompagne l’émergence de Jean-Marie Le Pen dans l’espace politique français.
En même temps, la transformation physique du président du FN n'est que partielle, comme le précise Lorrain de Saint Affrique : « Je le revois avec son costume blanc, ses chaussures croco et son visage rouge comme une pivoine, sur un plateau télé avec Yves Mourousi. On aurait dit un proxénète. Personne ne le conseillait sur sa tenue. Je me souviens aussi d’une fête à Saint-Cloud, en 1984. Il portait une tenue de soirée avec une chemise en jabot. Je lui avais adressé ce commentaire : "Ce n’est pas très sobre." Il s’était aussi teint les cheveux en blanc : une horreur. Jean-Marie Le Pen se rendait à Hong Kong. Il en revenait avec des malles pleines de costumes industriels bas de gamme, faits sur mesure et en série, donc taille unique. Son poids étant fluctuant, cela pouvait poser problème ».
Le Reagan français ?
Quatre ans plus tard, c’est un Le Pen transformé qui aborde sa seconde présidentielle, en 1988. Nouvelles silhouette et coiffure (cheveux blonds rejetés en arrière), apparence soignée... l'entreprise n'intervient pas au hasard. Quelques mois plus tôt, Jean-Marie Le Pen commettait l'irréparable pour l'histoire de son parti : le pseudo-dérapage du « détail ». Il est donc plus que jamais nécessaire de lisser son image et de normaliser son apparence. Un autre aspect entre en jeu : son âge. Jean-Marie Le Pen s'approche de la soixantaine. Il s'agit aussi de le rajeunir.
La nouvelle opération de relooking est une coproduction de Jany - la compagne de Jean-Marie Le Pen - et de Lorrain de Saint Affrique. En changeant l’apparence de Jean-Marie Le Pen, en lui donnant une « allure présidentielle (...) on banalisait, on ringardisait, on retirait de la violence et de la force à toutes les images antérieures ». Le conseiller du président du FN poursuit. Il se souvient de la « métamorphose » Le Pen du printemps 1988 : « Finis les costumes achetés au rabais à Hong Kong et qui boudinent sa silhouette ; finies les chaussures à boucle. Cheveux rabattus en arrière, casquette anglaise et veste à carreaux signée Francesco Smalto, le teint frais et la bouche vermeille, Le Pen est méconnaissable. Il arrive de Suisse – du Mirador (...) – un établisse- ment spécialisé dans la remise en forme (...). Il est probable que Jenny (sic) Garnier (...) lui a fortement conseillé cette remise en forme qui s’accompagne d’un "bilan esthétique" : régime, sport, piqûres, cellules fraîches, traitements spéciaux avec composante médicamenteuse. On vous rajeunit de quinze ans. (...) Le résultat est spectaculaire. Aminci, d’abord un peu fatigué avec parfois des passages à vide, il va faire un de ses meilleurs discours devant les délégués du Front sur le thème des enseignements de la victoire ».
La mise en scène de son corps et de sa parole suivent. Ses meetings deviennent les marqueurs du nouveau Le Pen : micro sans fil sous la cravate, sans pupitre et sans notes, le président du FN se livre à des improvisations, déambule sur une scène gigantesque où se dressent des écrans géants et des vasques crépitant de flammes... tout ceci devant des milliers de personnes et avec, en fond sonore, l’air du « Chœur des esclaves » du Nabucco de Verdi. Des talk-shows à l’américaine, sur le modèle des télévangélistes que Jean-Marie Le Pen a vus, lors d’un de ses séjours aux États-Unis.
Le président du FN acquiert une nouvelle dimension. « Avant, c’était un tribun, il ne faisait pas attention à sa tenue. Là, il veut être le Reagan français. Il joue la droite patriotique à l’américaine », témoigne Carl Lang.
Le Le Pen de la fin des années 1980 est un candidat au sourire éclatant, portant un costume de qualité avec une cravate assortie qui entend s'imposer comme un homme politique majeur. L’homme au bandeau, celui des années soixante dix, n'existe plus. Il est définitivement enterré.