« Quand je suis parti d’Indochine, j’avais des copains qui y étaient restés dans le civil, deux anciens sergents chefs dans l’armée française. (...) Ils m’avaient dit : "Si tu fais de la politique, tu nous en parles et on t’enverra quelque chose". Nous avons pris l’initiative avec deux amis de nous présenter dans trois secteurs de Paris, sans illusion (...). J’ai écrit à mes amis. Ils m’ont envoyé 400 000 francs de l’époque ; le pactole ! Avec de la peinture fluorescente, on écrivait Le Pen dans la rue. Certains se demandaient si c’était une marque de lessive. C’est comme cela que ça a commencé ».
Ce sont quelques phrases extraites d’un de mes entretiens avec Jean-Marie Le Pen, datées du 28 mai 2013. Elles mettent en évidence une des singularités frontistes, inhérente à l’histoire du parti d’extrême droite. Le Front national est l'unique formation politique française rattachée à un patronyme - Le Pen - devenue bien plus qu’un parti : une marque ; ceci, à tous les sens du terme.
Vendre l’image FN et positionner la marque FN sur un autre plan que celui de la politique : le marketing. Depuis le début des années 1980, la boutique FN prend en charge ce secteur. De par sa structure et ses objectifs, elle s’intègre totalement dans la conception globale de la communication frontiste.
Jean-Marie Le Pen, propriétaire de la marque
Pendant quarante ans, Jean-Marie Le Pen reste l’élément cristallisateur des hommes et femmes du FN et de leurs différentes sensibilités politiques, constitutives de l’histoire du Front national. Aujourd’hui, et même s’il est exclu, l’ancien président du FN clame ce qu’il ne cesse de dire depuis la création du FN, fin 1972 : « C’est moi qui suis le Front national, je suis chez moi au Front national ». L’homme s’est toujours déclaré propriétaire du parti. Il est, en quelque sorte, le représentant d’un label qu’il a créé… et affiche aujourd'hui, plus que jamais, sa détermination à préserver son entreprise politique.
Il faut se rappeler de sa réaction, lors de la première scission du FN, en 1973 avec Ordre nouveau. Jean-Marie Le Pen s’était montré fin connaisseur des règles juridiques, notamment en matière d’association. Déjà, il montrait son obstination à préserver « son » parti. Depuis, l'histoire du FN rend compte de diverses crises et scissions. Jusqu'à maintenant, l'ancien président du FN en est sorti plutôt indemne, à plus ou moins long terme. L'enjeu est conséquent : derrière la marque de fabrique originelle se profilent quelques millions d’électeurs mais aussi une capacité financière non négligeable.
De la politique à la boutique : la marque FN se décline sous de multiples aspects : label, logo, programme et statuts du parti bien évidemment mais aussi tout ce qui touche à sa commercialisation.
La boutique FN
C’est un petit local, installé non loin de l’entrée du siège du Front national, à Nanterre. La boutique FN existe, en fait, depuis 1983, période d’émergence du FN. Elle est également mobile, itinérante. Sous la forme de stands, elle suit les diverses manifestations frontistes.
K-Way, parapluies, badges porte-bonheur, pin’s, boissons diverses, etc. : depuis son apparition, la boutique FN ne cesse de se diversifier. Jean-Marie Le Pen en a la main, « c’est son pré carré ». Le FN est « sa chose », poursuit un des anciens imprimeurs du FN, Fernand Le Rachinel, en parlant de Jean-Marie Le Pen et de son parti. Celui-ci « raisonne patrimonialement. C’est une entreprise familiale. Tout le monde vit dessus », affirme l’ancien député européen.
La première création de la boutique est la cravate frontiste. Il s’en écoule 500 en quelques heures à la fête du FN, les BBR, en 1983. La montre « Jean-Marie Le Pen 100 % française » à 585 francs (environ 90 euros) reste le produit phare du parti pendant plusieurs années. Quant à la flamme du FN, en insigne, elle demeure l’objet le plus vendu.
Au fil des campagnes et des manifestations du Front national, la responsable de la boutique, Francine Commenge, constate que l’argent rentre régulièrement dans les caisses. Avec la mode des pin's, dans les années 1990, elle « fait fortune » explique Frank Marest, le graphiste de l’Atelier de propagande du FN (APFN). Chaque fédération possède sa déclinaison de la marque et ses propres badges.
Le FN opère une « vraie opération commerciale là-dessus » : les fédérations les commandent par paquets de 1 000. Elles revendent ensuite aux militants les divers gadgets et produits dérivés. Cela peut devenir un « gros business » continue Frank Marest.
Peu à peu, Francine Commenge diversifie les premiers produits, estampillés FN. Elle ajoute dans le commerce des cendriers, cartes postales et gadgets divers. Jacques Olivier, le responsable de l'APFN, se souvient avoir tenu le stand du FNJ aux BBR de 1985. Le caleçon homme avec la flamme FN avait rapporté 90 000 francs (environ 13 720 euros) en deux jours ! Ce sont des « trucs de militants », explique-t-il. Au FN, on est « fan de Le Pen. On achète tout, un peu comme au concert de Johnny Hallyday. Ce sont des petites gens généralement, des militants qui se dévouent corps et âme ».
Aujourd'hui, on peut accéder à la boutique sur le site internet du FN. Parmi les produits « vedettes » proposés à la vente, les tapis de Souris « Marianne » et « J'aime Marine... de belle qualité aux couleurs de la France ! », divers stylos, des clés USB, des tee-shirts « C'est nous les gars de la Marine » ou, encore, le nounours présenté comme le « petit Ourson Français et du Front national ! »
Des sous marques ?
Par le biais de ces gadgets et objets divers à l’effigie de Jean-Marie Le Pen et, aujourd'hui, de Marine Le Pen, la boutique ne prend pas seulement l’image du FN comme référence. Elle est un des instruments à la gloire de leurs président et présidente. Pendant les années 1980, cette structure commerciale représente également un « moyen pour financer la campagne » des Européennes de 1984, par exemple.
La marque FN suit l'histoire du parti d'extrême droite. Elle évolue, se diversifie, est copiée, périclite, se retrouve au bord de la faillite et se relève... Elle se décline aussi en sous marques. Dans le cadre des élections régionales du printemps 2010, la marque Marine se confirme. Mais Jean-Marie Le Pen devance encore sa fille. D’ailleurs, pour lui, les résultats des deux Le Pen prouvent que leur patronyme est une « bonne marque ». Un changement de nom du parti est dans l’air. Bruno Larebière, rédacteur en chef de Minute, voit justement se profiler une nouvelle étape dans l'histoire du FN : « La marque FN est morte, et Marine Le Pen a réussi à transformer la marque Le Pen en marque Marine ».
Cette position reflète celle du FN d'aujourd'hui. Mais ne sous-estime-t-elle pas la prégnance et la pérennité de la marque Le Pen dans l’histoire de ce parti ? L'ancien président du FN n'a jamais apprécié la concurrence. Aujourd'hui, il considère Marine Le Pen comme l'exemple type d'une contrefaçon de la marque de fabrique FN sur tous les plans sauf un : celui du nom.
Lorrain de Saint Affrique se souvient. Il revoit Jean-Marie Le Pen sur la terrasse de son bureau, à Saint-Cloud. Celui qui était encore président du FN lui avait dit, en scrutant l’horizon comme s’il regardait la marque Le Pen s’étalant sur un toit d’usine : « Qu’est-ce que ça peut valoir tout ça ? » Il regardait le ciel, poursuit l’ancien conseiller en communication du Front national, mais il « voyait le siège du mouvement avec une énorme pancarte Le Pen. C’était un siège social. Ce n’était pas un parti politique. C’était l’équivalent d’une usine familiale... le fondateur qui a eu l’idée de génie, qui l’a commercialisée, qui a fondé quelque chose destinée à durer des siècles ».