« Vous êtes un marginal de la vie politique. Vous faites peur. Définissez-vous, monsieur Le Pen. » Ce sont les premiers mots que François-Henri de Virieu adresse au président du FN. Ce 13 février 1984, l'homme politique est, pour la première fois, invité à L’Heure de vérité. Sur le plateau, l’ambiance est tendue. Les journalistes Alain Duhamel, Jean-Louis Servan-Schreiber, Albert du Roy et François-Henri de Virieu ne sont pas tous d’accord sur la venue de Jean-Marie Le Pen.
C’est une étape indissociable et parallèle de la précédente : alors qu’il se « normalise » sur le plan physique, Jean-Marie Le Pen doit (re)devenir un homme politique et se faire une place au sein du panel des personnalités politiques françaises. Ses interventions dans les médias sont rares. Sa formation politique reste marginale même si elle connaît ses tous premiers résultats électoraux significatifs. L'Heure de vérité, émission politique phare des années quatre-vingts, représente donc pour lui une occasion qu'il doit saisir.
« J’aime mieux ma fille que ma nièce, ma nièce que ma cousine, ma cousine que ma voisine. »
Une des phrases cultes du président du FN qu’il prononce ce soir-là… et qu’il ne cessera de répéter tout au long de sa carrière politique, tout en l’agrémentant. Pendant l’émission, les journalistes parcourent l’itinéraire de Jean-Marie Le Pen et insistent sur les thèmes centraux et porteurs du programme du FN. Certains moment retiennent davantage l'attention. Comme le face à face Jean-Louis Servan-Schreiber / Jean-Marie Le Pen.
Le journaliste évoque les « activités » de Jean-Marie Le Pen pendant la guerre d’Algérie. L’ancien militaire est accusé d’avoir manié la « gégène et branché des électrodes ». Le visage figé, Jean-Marie Le Pen ne nie pas. Il parle de « nécessaires obligations imposées par la hiérarchie militaire et politique du temps » et déclare être « scandalisé par de telles méthodes ». Jean-Louis Servan-Schreiber poursuit. Il revient sur la coloration politique et le passé collaborationniste de certains hommes du FN. Jean-Marie Le Pen esquive et se dit être pour le rassemblement de tous, la « réconciliation des Français ».
La provocation est réservée pour la toute fin. Jean-Marie Le Pen se lève et observe « une minute de silence à la mémoire des dizaines de millions d’hommes qui sont tombés victimes de la dictature communiste » et demande d'« avoir une pensée fraternelle pour tous ceux qui se trouvent dans les camps et au Goulag ». Les journalistes tentent de poursuivent l'émission. Le résultat et les conséquences de la prestation du président du FN sont indiscutables : il crève l’écran. Le record d’audience est battu. Du côté du FN, on parle de 15 millions de spectateurs.
Patrick Buisson, alors proche de Jean-Marie Le Pen, assiste à l’émission. L'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy y consacre d'ailleurs deux pages dans L’Album Le Pen – ouvrage hagiographique qu’il a écrit avec Alain Renault. Patrick Buisson ne fait pas seulement part de sa satisfaction à propos de la prestation médiatique de Jean-Marie Le Pen : « Du jamais vu dans les annales de l’État-spectacle depuis le gueule de Maurice Clavel, ponctué du célèbre "Messieurs les censeurs, bonsoir ! "» Il revient également sur Jean-Louis Servan-Schreiber en ces termes : « un adversaire dont la haine transparaît par tous les pores de la peau et dont l’agressivité, la morgue de grand bourgeois cafard ont fait tant et si bien que le piège qu’il avait cru pouvoir tendre s’est finalement retourné sur lui ».
« Sa minute de silence a beaucoup marqué »
Le lendemain de la diffusion, les deux permanents de la rue Bernouilli ne savent plus où donner la tête. Devant eux se dresse une file d’attente de plusieurs mètres. Des centaines de sympathisants arrivent au siège du FN pour adhérer. Alors que le parti recueillait en moyenne 15 adhésions quotidiennes, celles-ci passent, en quelques jours, à un millier. Les futurs adhérents remplissent à la va-vite leur carte sur un bout de table. Jean-François Touzé se souvient : « Il y avait la queue jusqu’au café d’en bas, à cent mètres. Pendant des jours, des sacs postaux entiers arrivaient rue Sauval après avoir transité rue de Bernouilli. Ils étaient remplis de courriers de gens qui avaient vu l’émission et exprimaient leur admiration pour Le Pen. Sa minute de silence a beaucoup marqué. C’était pour l’essentiel des sympathisants, des militants, quelques responsables locaux ou de circonscription qui renvoyaient leur carte au RPR, adhéraient au FN et prenaient une responsabilité. Nous les avons fait rentrer dans les fichiers, à la main, pour créer une organisation. Quand quelqu’un se dégageait, on essayait de le rencontrer. On lui proposait la botte, c’est-à-dire de créer avec nous le FN. En quelques mois, nous avons créé une organisation pour les européennes, présente dans tous les départements. L’Heure de vérité en a été le déclencheur » .
Jean-Marie Le Pen a confirmé sur le plateau TV son « talent oratoire ». Il s'est démarqué par un autre aspect : la provocation, le scandale. Cette stratégie médiatique n'est pas le fruit du hasard. Le président du FN a été préparé, « coaché » par une petite cellule mise en place à cette occasion. L’Heure de vérité représente, en quelque sorte, l'émission test. Elle devient son « émission culte ».
À partir de début 1984, les émissions radiophoniques et/ou TV auxquelles participe Jean-Marie Le Pen sont, le plus souvent, ponctuées d'une provocation verbale. Le président du FN considère ses passages comme un tremplin médiatique et politique. L'émission de février 1984 précède de quelques mois les élections Européennes.
C'est comme une marque de fabrique accolée à sa personnalité. Sa stratégie perdure aujourd'hui et va à l'encontre d'un des fondements du FN de sa fille : la dédiabolisation. L'ancien président du FN n'a jamais apprécié le silence médiatique. Et il sait quoi faire pour le briser. Il est convaincu d'une autre chose : « un Front gentil, ça n’intéresse personne ».