C’est fini ! Après huit saisons, la série Game of Thrones s’est achevée hier et le Trône de fer de Westeros est à nouveau occupé, au terme d’une guerre longue et épuisante. Que celle-ci soit aussi fictive que le monde de G.R.R. Martin ne change rien au fait que la manière de la filmer a soulevé bien des critiques, notamment au cours de la dernière saison. Et que les guerres soient imaginaires ou non, la mettre en scène et en images n’a rien de facile. Tactiques hasardeuses, décisions incohérentes, sacrifices inutiles, choix du spectaculaire au détriment de la logique, impossibilité pour le spectateur de comprendre ce qui se joue... Mais pourquoi ? Éléments de réponse avec trois experts du fait militaire.
- Jean Michelin est chef de bataillon dans l’armée de terre et a récemment publié Jonquille, récit d’une mission en Afghanistan, en 2012.
- Bénédicte Chéron est historienne et chercheuse à la Sorbonne. Sa thèse est consacrée au cinéma du réalisateur Pierre Schoendoerffer, ancien cameraman aux armées.
- Fadi El Hage est historien a reçu le Prix d’histoire militaire pour sa thèse en 2011. Il collabore régulièrement au magazine Guerres et Histoire.
Pourquoi est-ce si compliqué de montrer la guerre et de la faire comprendre à l'écran ?
Jean Michelin – La guerre est quelque chose de lent et de confus et le spectateur n’a qu’une seule paire d’yeux pour la regarder. Rendre compte de la vérité d’un combat, ça implique de choisir ce que vous allez montrer parce que vous ne pourrez pas tout montrer. La plupart du temps, les réalisateurs se concentrent sur le point de vue de leurs personnages et donnent de temps en temps quelques indices sur la façon dont les combats évoluent. Et c’est normal : un cinéaste va d’abord penser à la puissance de sa scène plutôt qu’à sa plausibilité. Chaque angle est exclusif d’un autre, et je crois que la représentation de la bataille « totale » n’est hélas pas encore pour demain.
Bénédicte Chéron – Il y a quelque chose dans l’expérience de la guerre qui relève de l’intransmissible. Pierre Schoendoerffer, qui avait cette expérience directe du combat, expliquait qu’il ne cherchait pas à transmettre cette expérience mais à la faire sentir. Parfois, cela suppose de ne pas passer par des images strictement réalistes ou crédibles. L’argument budgétaire, parfois brandi en France pour expliquer que l’argent manque pour tourner des œuvres de qualité, ne tient à mon avis pas : La 317e Section est une réussite tournée avec un budget limité tandis que certains blockbusters américains à gros budget sont ratés. En revanche, il est certain que les liens entre les Français et leurs armées est très différent de celui des Américains, ce qui peut expliquer la réticence des réalisateurs français à filmer l’acte combattant. Quand ils s’y essaient, c’est le plus souvent un cinéma politique, qui cherche à passer un message. Évidemment, les films de guerre américains sont aussi porteurs de messages mais lorsqu’ils sont réussis, ils montrent davantage qu’ils ne démontrent. En France, le fait guerrier devient souvent l’outil d’une démonstration. Or, la guerre, pour le combattant, est d’abord une expérience humaine, avant d’être politique.
Fadi El Hage – A l’écran comme dans un livre, raconter la guerre est difficile parce qu’il faut réussir à concilier plusieurs échelles : stratégique, tactique et individuelle, au niveau du combattant. Rester au niveau stratégique revient à peindre une vaste fresque, lointaine et désincarnée, qui touche moins le spectateur. Filmer à hauteur d’homme permet de rappeler au public une évidence : la guerre tue. Certains films comme Le jour le plus long, qui reste un de mes films préférés, jouent sur ces trois dimensions : l’échelle stratégique avec les scènes avec le haut commandement, l’échelle tactique lorsqu’on se déplace sur chaque zone du Débarquement et l’échelle humaine avec les officiers subalternes et les soldats.
Qu’est-ce qui est le plus dur à filmer ? La stratégie, l'organisation tactique, le combat proprement dit, l'expérience du combattant ?
Bénédicte Chéron – Montrer la dimension stratégique d’un conflit me paraît par nature très difficile. Le cinéma ou les séries restent des arts visuels, et il n’y a pas grand-chose de moins visuel que des débats stratégiques dont quasiment personne n’a l’expérience directe. Le jour le plus long cherche en effet à le montrer mais il faut bien admettre que les scènes où des généraux déplacent des pions sur d’immenses cartes sont un rien longuettes. Se pose d’ailleurs la question de savoir s’il s’agit vraiment de scènes qui montrent la stratégie… Ce n’est pas le seul domaine complexe à filmer parce que peu visuel. La dernière saison du Bureau des Légendes s’intéresse à la cyber guerre, un domaine qui me paraît particulièrement compliqué à mettre en scène dans la mesure où le sujet est techniquement complexe et se déroule pour l’essentiel devant des écrans d’ordinateur. L’expérience du combat réel, physique, en revanche, est très visuelle et renvoie à quelque chose d’universel qui reste profondément ancré dans chacun d’entre nous et qui peut toucher fortement le spectateur.
Jean Michelin – L’aspect tactique me semble également difficile à montrer parce que c’est rarement spectaculaire et souvent plus lent que ce que l’on croit. Band of Brothers a réussi à rendre les combats plausibles parce qu’elle se concentre à l’échelle d’une compagnie au sein d’un ensemble plus vaste. Même cette approche a des limites : l’assaut du manoir de Brécourt, le jour J, est particulièrement confus. Cela dit, la confusion peut aussi faire partie de l’expérience du spectateur. La série Generation Kill rend systématiquement les séquences de combat très violentes et très rapides mais absolument illisibles, parce que vues par les yeux des combattants ou du journaliste qui les suit.
Fadi El Hage – Le risque de filmer l’action à hauteur d’homme tient au fait qu’on est vite tenté d’adopter une vision doloriste : la guerre n’a aucun sens, les hommes servent de chair à canon… Le risque est de laisser planer l’impression que le combattant est un héros, voire un super héros, sans qu’on sache pourquoi il est là. On montre, mais on ne laisse aucune chance de comprendre.
Qu’est-ce qui a changé en bien au cours du temps ? A l’inverse, qu’est-ce qui agace toujours autant un expert de la chose militaire ?
Jean Michelin - Les conseillers techniques font du bon boulot et il y a eu énormément de progrès dans le rendu individuel des acteurs qui incarnent des combattants : tenue de l’arme, posture, déplacements, tirs… Les acteurs savent jouer, ils sont bien conseillés et ils savent prendre l’œil de la caméra. Ce qui hérisse toujours le poil, c’est un truc hautement improbable, par exemple la grenade qui explose en faisant bondir cinq mecs dans une gerbe d’étincelles comme chez John Woo… Dans les clichés les plus agaçants, il y a aussi l’officier – c’est toujours l’officier – paralysé de terreur au plus mauvais moment, le gars qui charge tout seul contre une position fortifiée parce qu’il veut mourir… Et puis des détails : les chargeurs illimités, la vision de nuit parfaite, le drone qui vole toujours au bon endroit au bon moment avec une vue extraordinaire…
Fadi El Hage – Il y a du mieux comparé à une époque où l’attention, accordée aux détails était assez légère : dans La bataille des Ardennes (1965), dont l’action se déroule à l’hiver 1944, les tanks allemands sont des modèles américains vaguement maquillés… Les progrès ont surtout été très nets dans la manière dont on représente l’attitude des combattants. Dans les films des années 50 ou 60, on est souvent dans l’acte héroïque, dans la bravade, dans l’enthousiasme… C’est typiquement le cas de John Wayne qui fume son cigare sur Omaha Beach en dirigeant les opérations comme s’il était dans son bureau, dans Le Jour le plus long. C’est une des raisons pour lesquelles Les Sentiers de la gloire ont provoqué de telles réactions en 1957 : d’un coup, Stanley Kubrick rompait avec le cliché du dur-à-cuire pour montrer une part plus sombre, marquée par la peur et l’incertitude. Il a en ce sens été assez précurseur.
Une période historique en particulier vous semble-t-elle plus facile à filmer ?
Jean Michelin - Tous les conflits pour lesquels on ne dispose pas d’images ou de témoignages écrits, sont plus ou moins sujets à des erreurs supplémentaires. Cela dit, il ne faut pas verser dans un schéma intellectuel qui viserait à dire qu’un film doit être obligatoirement réaliste. J’en reviens à John Woo : il a filmé Windtalkers » comme il a filmé tout le reste, avec une esthétique très pompière et des colombes qui s’envolent au ralenti : c’est un choix. Michel Goya soulignait récemment sur Twitter que la deuxième partie de Full Metal Jacket est complètement irréaliste, ça ne l’empêche pas d’avoir de l’allure.
Bénédicte Chéron – Filmer des guerres antiques ou médiévales peut faciliter la tâche du réalisateur en ce sens que du point de vue des spectateurs, la prise de distance est plus facile qu’avec les Poilus de 14 ou la guerre d’Algérie. L’attachement et l’émotion ne sont pas les mêmes.
Fadi El Hage –Les œuvres qui se situent dans l’Antiquité ont rapidement tendance à dériver vers la mythologie et une histoire légendaire, héroïsée jusqu’au ridicule. Il suffit de voir le Vercingétorix [1] sorti en 2001, avec Christophe Lambert pour s’en assurer… Le Troie de Petersen est un autre exemple, avec des trières grecques dont l’arrivée sur les côtes troyennes est filmée comme le Débarquement de 1944, au mépris de toute vraisemblance historique. Du pur point de vue de la reconstitution, il est sans doute plus facile de montrer des guerres contemporaines : en revanche, la question de la mémoire parfois brûlante d’un événement fait qu’il est sans doute moins simple de filmer la guerre d’Algérie que le siège d’Alésia.
Quelles sont les séries ou les films qui vous semblent les plus réalistes ?
Fadi El Hage – Dans Les Duellistes, la guerre n’est que l’arrière-plan de la lutte entre les deux héros mais les scènes tournées par Ridley Scott sont très réalistes quand il filme la retraite de Russie. Côté série, Band of Brothers est intéressante, sur le théâtre européen comme pour le Pacifique. Elle repose sur des témoignages réels, s’installe dans la durée et laisse assez d’indices au spectateur pour qu’on comprenne ce qui se passe, même si on suit avant tout des combattants. Week-end à Zuydcoote, de son côté, a le mérite de montrer comment une armée en déroute se replie mais aussi comment la guerre amène certains combattants à commettre des actes qui relèvent de l’exaction.
Jean Michelin – Le réalisme de l’image et le travail sur le son qui caractérisent la scène d’ouverture d’Il faut sauver le Soldat Ryan font que c’est un film qui a à mon sens tout changé. Quant à La 317e Section, c’est le film qui explique le mieux la culture militaire française au 20e siècle, notamment au travers de la relation d’une justesse extraordinaire entre le sous-lieutenant et l’adjudant. Côté séries, Band of Brothers a tout changé par l’attention accordée aux détails, le développement des personnages, le choix de prendre son temps pour décrire les évolutions… Tout y est relaté, écrit, et montré, avec une attention qui n’existait pas avant. Generation Kill se caractérise de son côté par un extrême souci de précision dans les dialogues. Les mots des Marines sont si justes qu’on les croirait réels. C’est sidérant, et le mot n’est pas trop fort.
Bénédicte Chéron – Le problème du Soldat Ryan tient au fait que ses vingt premières minutes écrasent tout le reste… Ce qui est intéressant, c’est que ce film et La 317e Section montrent deux réalités guerrières très différentes. Le Débarquement est l’archétype de la bataille, avec une avalanche de feu et l’utilisation des trois armes navale, aérienne et terrestre tandis que l’autre raconte une guérilla. Le premier est un film à gros budget truffé d’effets spéciaux tandis que le second est tourné avec très peu d’argent au point que sur le tournage, Schoendoerffer utilisait des balles réelles, moins chères que les balles à blanc. Pourtant, les deux font très bien sentir ce que vivent les combattants et dans les deux cas, le travail sur le son est essentiel. Les anciens combattants d’Indochine que j’ai rencontrés ont été marqués par le bruit que Schoendoerffer a su retrouver : les tirs sporadiques, le silence qui succède au bruit de la jungle… Cette atmosphère est très différente de celle de la bataille, mais marquante dans les deux cas : les témoignages des soldats de 14 montrent des combattants profondément marqués par le vacarme des obus.
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[1] Le titre complet est d’ailleurs révélateur : Vercingétorix, la légende du druide-roi. Précisons que Vercingétorix n’était absolument pas un druide.