Alors que l’ENA semble sur la sellette et à l’heure où le gouvernement semble s’interroger une réforme d’ensemble de la haute fonction publique, un retour sur la manière dont s’est petit à petit constituée cette dernière peut donner quelques clés sur une vieille question : comment former au mieux les cadres chargés de penser et de traduire en actes la volonté de l’État ?
Du Moyen Age à l’Ancien Régime : la lente naissance de l’appareil d’État
Haute ou non, la fonction publique française actuelle est la lointaine héritière de ceux qui se mettaient au service de la monarchie ou des villes au Moyen Age et sous l’Ancien Régime.
Sur le temps long, le Moyen Age avance vers une affirmation de plus en plus nette du pouvoir royal et central, au détriment des seigneurs. Le besoin de pouvoir s’appuyer sur une administration et sur des agents compétents accompagne cette construction progressive de l’État monarchique, avec des étapes majeures. Ainsi, Philippe le Bel, entre la fin du 13e au début du 14e siècle, s’entoure de conseillers formés au droit romain, les célèbres légistes, pour continuer l’œuvre déjà entamée du temps de son grand-père Louis IX et passer d’une monarchie féodale, dans laquelle les pouvoirs du roi sont limités, à une monarchie centralisée et organisée pour imposer son autorité. Ces conseillers ne sont pas nécessairement nobles : formés au droit, à l’histoire et à la pensée politique à l’Université, appartiennent plutôt à la petite noblesse mais peuvent aussi sortir des rangs de la bourgeoisie. Du côté des structures proprement dites, l’administration du Royaume s’organise sous Philippe le Bel en trois grandes institutions : le Grand Conseil chargé d’aider le roi à trancher sur tout ce qui relève des dossiers politiques ; le Parlement, responsable de la justice et la Chambre des comptes, spécialisée dans les affaires financières,
Si le nombre des agents augmente, les contours de cet embryon de fonction publique restent encore flous : il n’existe aucun statut de fonctionnaire, territorial ou non. En revanche, deux groupes se distinguent : les officiers et les commissaires.
Les premiers sont chargés par le roi d’une fonction quelconque et se rémunèrent par des gages ou des taxes liées aux opérations dont ils sont chargés. A la fin du 15e siècle, ces offices deviennent vénaux : autrement dit, on peut acheter un office. Mieux encore, ils sont héréditaires : à condition de s’acquitter d’une taxe chaque année (la paulette), la charge est transmise de père en fils – vous pouvez oublier les femmes pour un moment. Tant que vous payez, la question de votre savoir-faire devient plus ou moins secondaire. Et le roi peut renflouer ses caisses… Pour remettre un peu de compétence dans tout ça, il peut cela étant compter sur la seconde catégorie : les commissaires, dont font partie les intendants. Figures centrales de l'administration royale dans les provinces, ceux-ci occupent au 17e et au 18e siècles un rôle qui rappelle celui des actuels préfets, sous l’autorité d’un contrôleur général. Surtout et contrairement aux officiers, ils sont placés sous l’autorité du roi, qui peut les nommer ou les foutre dehors à sa guise. Tout ce qui relève des travaux publics et des grandes infrastructures est par ailleurs confié au corps des ponts et chaussées.
Un dernier mot qui en fera sourire certains, concernant les ancêtres des fonctionnaires : quelques-uns des reproches qu’on entend aujourd’hui sont déjà à l’ordre du jour, à en croire Tocqueville pour qui l’État, sous l’Ancien régime, « n’entreprend guère ou abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires ». Pire, « les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir ». Autrement, le reproche qui consiste à accuser l’État de ne rien faire d’une part, de le faire mal d’autre part, n’a rien de neuf.
De la Révolution à 1870 : montée en charge
A la Révolution, tout change. Finie la vénalité des offices et les emplois réservés, pour commencer – sur le papier en tout cas. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme y consacre même un article, le 6e : « tous les Citoyens étant égaux (…) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Autrement dit, il ne suffit plus d’avoir de quoi se payer un office pour l’obtenir, la compétence devient l’alpha et l’oméga du recrutement dans ce qui n’est toujours pas notre fonction publique contemporaine, même si l’administration continue de se structurer.
Bon, sur le terrain, les choses sont un peu différentes : l’administration s’étoffe, que ce soit dans les ministères ou au niveau local, mais les mêmes têtes connues se retrouvent plus ou moins aux mêmes endroits. Le Conseil d’État remplace le Conseil Royal mais les administrateurs territoriaux, pour la plupart formés sous l’Ancien Régime pour administrer les ex-provinces, conservent souvent leurs fonctions dans les tous nouveaux départements (1790), leur expérience des rouages de l’administration s’avérant précieux. L’effort de formation de cadres de haut niveau est ceci dit un acquis majeur, mené au nom d’une ambition résumée par le chimiste et député Antoine-François Fourcroy, chargé par la Convention de piloter l’organisation des écoles destinées aux divers services publics : « il est nécessaire que les sujets admis dans ces écoles y soient dans un nombre correspondant au besoin du service, qu’ils se consacrent dès leur entrée dans cette carrière à servir l’État ». À la clé, la première École normale Supérieure, l’École polytechnique et les différentes écoles des Mines (1794).
Le Consulat, l’Empire napoléonien et la Restauration rebattent plus largement les cartes. Des institutions aux grands corps d’État, certains noms nous sont familiers à commencer par les préfets, qui remplacent les anciens intendants en 1800. Suivent la Cour des comptes (1801), l’Inspection générale des Finances (1816)… Entièrement réorganisée, la fonction publique se densifie et s'étoffe sous l’Empire et après 1815. Les corps, les grades, les classes, les emplois et les modalités d’avancement sont définies de manière plus précise, les horaires de travail sont encadrés… Et on crée même un une première ENA en 1848, ancêtre de l’actuelle école nationale d’administration. Mais l'établissement est finalement fermé après quelques mois seulement de fonctionnement.
Question ascenseur social en revanche, les progrès sont minces : il y a un monde entre la haute fonction publique et les agents des catégories inférieures. Dans les services publics du quotidien, le recrutement ouvre certes des perspectives aux candidats des milieux modestes, mais les possibilités d’avancement restent limitées et les salaires modestes. Le sommet, lui, reste de facto réservée aux notables et à leurs enfants et le recrutement se fait surtout par cooptation, au sein des mêmes milieux. Le clientélisme et le népotisme règnent, les emplois fictifs aussi – à commencer par celui de Stendhal : officiellement consul en Italie, l’auteur de la Chartreuse de Parme passe trois ans à Paris sans que cela ne surprenne grand monde…
1870 : la République rime avec fonction publique
Quand la IIIe République s’installe, c’est avec difficulté ; aussi, l’un des premiers réflexes du régime consiste à faire le tri dans la fonction publique en s’assurant que les fonctionnaires qu’elle forme et elle recrute lui sont loyaux, sans pour autant leur accorder un statut bien défini… En revanche, alors que la IIIe République se caractérise par une forte instabilité ministérielle, les hauts fonctionnaires commencent à incarner la continuité de la République : les ministres passent, les serviteurs de l’État demeurent et encadrent un nombre toujours croissant de fonctionnaires dont Courteline moque (déjà…) la paresse et l’incurie supposées, tout en se payant la tête des hiérarchies qui se dessinent : directeur, sous-directeurs, chefs de bureau, sous-chefs de bureau… Autre cible de l’humoriste, la multiplication absurde de lois et de règlements, appliqués par une armée d’agents qui en sont d’ailleurs les premiers victimes.
Pour former ses hauts fonctionnaires, toujours pas d’ENA. En 1872, le journaliste Émile Boutmy a bien créé l’École libre des sciences politiques, vite surnommée Sciences Po, pour préparer les futurs fonctionnaires aux concours administratifs, mais Jules Ferry échoue à la nationaliser en 1881.
De Vichy à nos jours : la fonction publique contemporaine
Pour résoudre la question des différences de statuts des fonctionnaires et pour s’assurer de pouvoir compter sur des agents loyaux, c’est le régime de Vichy qui crée le premier statut général de la fonction publique en septembre 1941 – la grève n’est pas davantage un droit qu’auparavant et la fidélité au maréchal Pétain un impératif.
A la Libération, on procède à une épuration (d’ailleurs limitée) des hauts fonctionnaires les plus impliqués dans la collaboration, mais l’idée d’un statut unique est reprise, avec l’adoption du premier statut général républicain des fonctionnaires en octobre 1946, voté à l’unanimité de l’Assemblée constituante. Il suit de peu la nationalisation de Sciences Po et la naissance de l’ENA, créé en octobre 1945. Elle est d’ailleurs loin d’être la seule grande école destinée à former les cadres de la haute fonction publique : l'École nationale de la santé publique (actuelle), actuelle École des hautes études en santé publique, est créé en 1945 pour former les cadres de la fonction publique dans le secteur de la santé, l’École Nationale de la Magistrature est fondée en 1958 pour former les fonctionnaires du ministère de la Justice, l’Institut national des études territoriales forment les hauts responsables dans la fonction publique territoriale…
Que reproche-t-on à l’ENA ?
Si Emmanuel Macron – qui en est issu – semble aujourd’hui pencher pour une refonte en profondeur de la formation des hauts fonctionnaires, reste une question : que lui reproche-t-on ?
Essentiellement d’être une structure un rien hors sol, certes capables de former des têtes certes bien faites mais coupées des réalités du terrain et habituées à adopter des approches un peu trop systématiquement … systémiques, froids, là où le personnel politique sait qu’un choix de politique publique est aussi le résultat d’un rapport de force. Bref, des technocrates. Autre grand reproche : la fonctionnarisation de la politique. Depuis les années 60, on, ne compte en effet plus le nombre de très hauts responsables – présidents, premiers ministres, élus nationaux – issus de l’ENA. Et il suffit de citer les noms de Valery Giscard d’Estaing, de Jacques Chirac, de François Hollande, de Lionel Jospin, d’Alain Juppé ou de Dominique de Villepin pour constater qu’il y a du vrai là-dedans… Bref, le reproche principal qu’on fait à l’ENA consiste à dire que l’école a tendance à confondre le champ de l’action politique et celui de l’action publique, au risque d’une confusion des genres et d’une perte de sens démocratique.
Les étudiants de l’ENA inquiets de l’avenir de leur école trouveront peut-être une consolation dans le fait que la France n’est pas le seul pays à s’interroger sur la pertinence de son modèle, copié dans de nombreux pays sans toutefois s’être imposé comme une règle – l’Allemagne, notamment, fonctionne de façon très différente pour former ses hauts fonctionnaires. L’Italie connaît exactement le même type de débat autour de sa Scuola Superiore della Pubblica dell'Amministrazione (SNA), jugée trop chère et inefficace : elle ne forme qu’une trentaine d’étudiants chaque année (une centaine à l’ENA), pour un budget de plus de vingt millions d’euros par an.
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Richard F. Kuisel, Le Capitalisme et l'État en France, Gallimard 1984
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Flammarion,1988, (1856)
Guy Thuillier, L’ENA avant l’ENA, PUF, 1983,