Un maréchal bien encombrant

Huit maréchaux et un nom qui pose problème : en assumant de célébrer la mémoire de Philippe Pétain aux Invalides lors d’une cérémonie à laquelle participera son chef d’état-major particulier, Emmanuel Macron a déclenché une polémique de plus autour d'un homme qui fut à la fois l'un des hauts gradés les plus importants de la Grande Guerre, le fossoyeur de la IIIe République et l'homme de la collaboration avec l’occupant nazi. Peut-on célébrer la mémoire du Pétain de 14-18 en faisant fi du Pétain de 39-45 ? Eléments de réponse.

Aux yeux de la justice, Pétain est un traître

Au lendemain de la défaite de l’Allemagne nazie, le maréchal Pétain est jugé devant la Haute cour de justice, une juridiction à l’histoire déjà longue, abolie sous le régime de Vichy et restaurée par le Gouvernement provisoire fin 1944. Sa mission ? Juger le comportement des responsables politiques engagés dans la collaboration avec l’Allemagne depuis juin 1940. Donc de Philippe Pétain, ex-chef de l'État français.

Les chefs d’accusation sont graves : le vieux maréchal – 89 ans – risque rien moins que la peine de mort. Le procès, qui s’étend du 23 juillet au 15 août, se déroule dans une atmosphère tendue. Arrivé dans un banal panier à salade, Pétain lit le premier jour une courte déclaration, écrite en grands caractères pour ne pas avoir à chausser ses lunettes. Après avoir contesté la légitimité de la Haute cour, son texte résume sa ligne de défense : dès juin 1940, il aurait été un allié caché et objectif du général de Gaulle. C’est la théorie du glaive (de Gaulle) et du bouclier (le maréchal). Un sacrifice en somme, résumé dans cette phrase : "Ma vie m'importe peu, j'ai fait à la France le don de ma personne ; c'est à cette minute suprême que mon sacrifice ne doit plus être mis en doute." Cette histoire de don de soi n’est pas nouvelle : c’est au mot près la formule qu’il avait employée le 17 juin 1940 (« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur ») en annonçant aux Français qu’il demandait la cessation des hostilités.

Le procès dure trois semaines et se conclut par une condamnation : la cour déclare Pétain coupable d’intelligence avec l’ennemi et de haute trahison. Elle le condamne à mort, à la dégradation nationale et à la confiscation de ses biens. Le vieil homme perd tout, y compris son siège à l’Académie française, mais pas la vie : en raison de son âge, et sans doute de son passé, sa peine sera commuée en détention à vie deux jours plus tard par le général de Gaulle. Il mourra à l’île d’Yeu en 1951.

Au passage, la dégradation nationale enfonce un coin dans la justification apportée par Emmanuel Macron : si Philippe Pétain était bien maréchal en 1918, il ne l’était plus à sa mort. Dès lors, que fait-il aux côtés des sept autres maréchaux à qui l’on rendra hommage aux Invalides ?

Aux yeux des historiens aussi

Face à cette décision judiciaire, les défenseurs du maréchal ne se sont bien évidemment pas privés de parler de justice de vainqueur et de juges aux ordres. Détail acide, les trois présidents avaient tous prêté serment de fidélité au maréchal sous Vichy. Là-dessus, on se bornera à rappeler que la défense put faire citer les témoins qu’elle souhaitait comme elle le souhaitait, et qu’elle put récuser plusieurs jurés qui ne lui convenaient pas.

Reste donc le travail des scientifiques. N’en déplaise à ceux qui, de Bruno Gollnisch à Eric Zemmour, cherchent régulièrement à relativiser, à contester ou à nier la trahison de Philippe Pétain, les historiens sont plutôt unanimes.

La légitimité du maréchal : c’est l’un des grands axes de ses partisans, qui estiment que le maréchal est arrivé légalement au pouvoir puisque c’est l’Assemblée nationale qui lui a donné les pleins pouvoirs, et largement : 569 voix pour, 80 contre et 20 abstentions. C’est oublier un peu vite quelques détails, à commencer par le fait que ce mandat prévoit expressément la préparation d’une nouvelle Constitution. "L’État français" – exit la République française – est censé être un régime transitoire. La Constitution en question ne sera jamais débattue. Mais le régime est surtout illégitime pour une bonne raison : outre que la IIIe République n’est pas censée être modifiée sous la menace directe d'un ennemi, la concentration des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) entre les mains d’un seul homme contredit les lois constitutionnelles de 1875. Le régime de Vichy est inconstitutionnel, et son chef illégitime.

Sa trahison : On pourrait presque entendre que Philippe Pétain, grande figure de la Première Guerre mondiale, n’ait jamais souhaité trahir son pays. Mais là encore, retour aux actes et aux faits : si Pétain prétend que le conflit mondial ne concerne plus une France qu’il affirme neutre, comme la Suisse ou l’Espagne, il engage à plusieurs reprises ses troupes contre les Alliés. Il encourage la création de la Légion des volontaires français, des soldats qui combattent sous uniforme allemand. En août 1942, il félicite Hitler d’avoir enrayé le débarquement de Dieppe. En novembre suivant, alors que les Alliés débarquent dans les colonies françaises d’Afrique du Nord, Pétain donne l’ordre de les combattre. Alors que la plus grande partie des colonies françaises rejoint les rangs alliés, alors que l’Allemagne envahit la zone libre, alors que la flotte française se saborde à Toulon pour ne pas être placée sous les ordres allemands, le maréchal laisse ainsi passer sa dernière chance de rejoindre le camp allié, quitte à jouer un rôle fantoche dans une France désormais entièrement envahie.

La collaboration d’État : c’est le fameux discours du 30 octobre 1940 : le régime de Vichy entre "dans la voie de la collaboration", une semaine après la rencontre de Montoire entre Pétain et Hitler. Concrètement ? De sacrés silences, quand l’Allemagne enrôle de forces Alsaciens et Mosellans dans la Wehrmacht ou quand les exécutions d’otages, les rafles et les exactions nazies se succèdent – alors que le maréchal n’a de cesse de dénoncer le « terrorisme » de la Résistance. Si Pétain, à la fin de l’Occupation, fera mine d’être un simple prisonnier des Allemands, il a de fait couvert de son autorité et surtout de son silence la collaboration et, avec elle, les atrocités allemandes ou celles de la Milice.

La politique anti-juive : s’il ne s’était pas caractérisé avant-guerre par une quelconque hostilité aux Juifs, le maréchal a joué un rôle déterminant dans l’antisémitisme d’État mis en œuvre dès 1940, de plus en plus dur – et sans que les Allemands n’aient initialement réclamé quoi que ce soit.

Pétain a personnellement participé à la rédaction de ces textes de juin 1940. Les brouillons annotés de sa main ont été retrouvés en 2010 : ils durcissent le texte initial... En mars 1941, un « Commissariat aux questions juives » est créé par décret, signé du maréchal et confié à Xavier Vallat, antisémite assumé. En juin 1941, les Français de « race juive » sont bannis de la fonction publique. Lorsque Laval l’informe fin juin 1942 de la rafle du Vélodrome d'Hiver, menée par une police française qui va au-delà des exigences nazies, le compte-rendu du conseil des ministres montre un Pétain qui estime cette rafle « juste ». En août 1942, des Juifs de la zone Sud, parfois internés par Vichy depuis 1940 dans les camps de Gurs ou de Rivesaltes, sont envoyés à la mort. Là encore, sans que le moindre soldat allemand ne soit déployé. Sur 76 000 Juifs déportés (dont 11 000 enfants), 80 % furent arrêtés par la police du maréchal et non par les autorités allemandes. Un tiers étaient français. 3 % sont revenus.

La mémoire collective française a du mal avec Philippe Pétain

Les vives réactions à la sortie d’Emmanuel Macron traduisent en fait un problème récurrent dans la mémoire collective. Que faire d’un homme qui est à la fois l’une des grandes figures de 14 et le premier architecte de la Collaboration ? Il est d’autant plus curieux – et regrettable – de voir le président provoquer un tel débat que le débat sur la culpabilité juridique et morale de Pétain n’est pas neuf. A la décharge de l’actuel Président, le flou artistique de l’État lui-même en est une belle illustration. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand firent successivement fleurir la tombe du maréchal jusqu’en 1992.

On ne peut nier le rôle de Philippe Pétain au cours de la première guerre mondiale. De là à le célébrer, il y avait un monde et cette nuance aurait pu pousser le président à choisir une autre manière de célébrer la mémoire du haut-commandement, sans se laisser piéger dans une polémique que n’importe lequel de ses conseillers aurait dû prévoir d’une part et qui parasite d’autre part la fin du Centenaire de la Grande Guerre, au détriment de ceux dont nous sommes censés commémorer le sacrifice.

Une fausse note inutile et regrettable.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu