En autorisant la vente et l’usage « récréatif » de la marijuana - le bon vieux joint, pour le dire autrement - le Canada rompt de façon spectaculaire avec une tradition répressive vieille d’un bon siècle. Dès les années 1910 et 1920, les états occidentaux s’étaient progressivement alignés sur la position des Etats-Unis en matière de lutte contre les toxicomanies, considérées comme un problème criminel avant d’être vus comme une question de santé publique. Et pour faire accepter des législations de plus en contraignantes et attentatoires aux libertés, les élus américains s’appuyaient sur des arguments sidérants vu d’aujourd’hui.
La drogue à l’âge industriel
Si la consommation de drogues est sans doute aussi ancienne qu’une humanité particulièrement inventive dès qu’il s’agit de se mettre le cerveau à l’envers, le 19e siècle marque une rupture. Sur fond de révolution industrielle, les évolutions de la chimie, de la médecine et du commerce révolutionnent la géographie des drogues, leur définition, leurs modes de consommation. On entre dans l’ère des drogues médicales dès 1803, avec l’invention de plupart de la morphine (de Morphée, dieu grec du sommeil), très vite commercialisée par les premières firmes pharmaceutiques comme Merck. La guerre de Sécession la généralise aux Etats-Unis : 400 000 soldats reviennent dépendants du conflit et peuvent se la procurer librement, sans prescription. Il s’ajoute à l’opium, arrivé aux Etats-Unis dans les bagages des ouvriers chinois recrutés au service de l’industrie ferroviaire. Autre star de l’époque : le laudanum aussi courant que l’ibuprofène ou le paracétamol d’aujourd’hui. Il se généralise dans les foyers, alimenté par l’opium importé des colonies d’Inde et du Bengale, et l’automédication est la règle.
Résultat des courses : en 1900, plus de 600 médicaments différents contiennent de la morphine, des opiacés, etc. Non seulement la plupart sont en libre accès, mais la production industrielle en fait des produits de consommation de masse bien avant l’agro-alimentaire, par exemple : en 1900, le gramme de cocaïne coûte 25 cents. Puisque tout est légal, il n’y a ni marché noir, ni criminalité… mais un splendide problème de santé publique, personne n’étant averti des dangers de ces produits. En 1900 toujours, 330 000 américains consomment régulièrement de l’opium ou de la morphine.
Prise de conscience et répression sauvage
Au début du 20e siècle, la prise de conscience des effets négatifs de ces substances jusque-là perçues comme d’inoffensifs médicaments lance un combat largement centenaire, celui de la guerre des États contre les drogues. Tout part de la presse : en 1905, aux Etats-Unis, une série d’articles retentissants révèle au grand public les ravages silencieux des drogues en libre accès. Sous l’influence de l’Oncle Sam, les premières législations s’installent au niveau des États (le Food and Drug Act, aux États-Unis, date de 1905) ou au niveau international : en 1909, la convention de Shanghai sur l’opium débouche sur la Convention internationale de l’opium de La Haye en 1912, premier traité international de lutte contre la drogue.
Tout le problème est dans l’approche : persuadés que la toxicomanie est un vice et pas une dépendance, les Etats-Unis estiment ainsi que les consommateurs de drogue vont s’adapter à la loi sans rechigner. En 1919, la Cour Suprême interdit ainsi aux médecins de prescrire des drogues, y compris la morphine… et laisse sans solution tous les patients dépendants, à commencer par les soldats revenus morphinomanes de la Grande Guerre.
C’est un cas d’école d’un effet pervers immédiat, inhérent à la guerre contre les drogues : dès qu’on en interdit une, la transgression devient rentable et le trafic remplace le commerce, avec des effets pervers notables. La Prohibition, avec l’alcool, en est l’illustration la plus frappante : non seulement la consommation ne diminue pas, mais les trafiquants se tournent vers des produits plus concentrés – le whisky plutôt que la bière – pour écouler plus d’alcool dans moins de volume, à risque équivalents.
Tous les moyens sont bons
Pour justifier l’émergence de ces cadres légaux toujours plus dur, ces condamnations toujours plus lourdes et ces atteintes aux libertés toujours plus nettes, la désinformation et la propagande tournent parfois à plein.
Le cas des Etats-Unis est exemplaire de ce type de manipulations, y compris les plus racistes. Première cible : les Chinois et l’opium. Dès le début du 20e, des politiciens comme Hamilton Wright jouent à fond la carte raciale et instillent dans le grand public, par médias interposés, l’idée que les pratiques des « jaunes » contaminent la jeunesse américain - et surtout les jeunes filles blanches, en sous-entendant plus ou moins ouvertement que ces immigrés asiatiques perfides, forcément perfides, les corrompent pour les déshonorer. Deuxième cible et même argument : les Noirs américains. En 1910, le même Hamilton Wright déclare ainsi que « la cocaïne est la cause directe des viols commis par les Nègres ». Par journaux interposés, Wright fait aussi se répandre l’idée que la drogue rend les Afro-américains quasiment invincibles, violents, impossible à abattre. C’est même ce qui motive à l’époque le… changement de calibre des armes des policiers dans le sud des Etats-Unis, du calibre 32 au calibre 38.
Deux décennies plus tard, le discours n’a pas changé mais se concentre cette fois sur la marijuana, porté à la fin des années 30 par Harry Anslinger, un puritain pur et dur considéré comme le McCarthy de la lutte contre la drogue, accessoirement patron du Bureau Fédéral des Narcotiques. Une drogue dont Anslinger dramatise les effets ("la marijuana est la drogue qui a causé le plus de violence dans l'histoire de l'humanité (…) Elle nous dirige vers le pacifisme et le lavage de cerveau communiste"). Au point qu’on se demande franchement ce qu’il avait pu consommer lui-même : « Combien de meurtres, de suicides, de vols, d'agressions criminelles, de hold-up, de cambriolages et d'actes de folie maniaque le joint-provoque-t-il chaque année ? Personne ne sait, lorsqu’il porte une cigarette de marijuana à ses lèvres, s’il deviendra un joyeux fêtard, un fou insensé, un philosophe ou un assassin »[1].
Dans la foulée, Anslinger horrifie le Congrès en 1937 avec l’histoire de Victor Lacata, un fumeur de marijuana qui a massacré toute sa famille à la hache. Et qu’importe si personne n’est en mesure de dresser un lien entre sa toxicomanie et les meurtres. Qu’importe également si les scientifiques n’abondent pas dans son sens : en 1937, il interroge 30 scientifiques sur les effets de la marie-jeanne. 29 les jugent négligeables les effets de la drogue : il ne publie que le 30e. La même année, le Congrès fait de la possession de marijuana un crime fédéral…
Plus le temps passe, Plus Anslinger insiste sur la carte raciale, avec en ligne de mire les Mexicains qui s’ajoute à la liste des minorités pointées du doigt. À longueur de journaux, il répand la rumeur que des étudiantes blanches tombent enceintes parce que des Mexicains ou des Noirs leur ont fait fumer de la drogue et ont libéré leurs propres instincts dépravés, forcément bestiaux. Les propos tenus sont ahurissants, vus d’aujourd’hui : « Le joint », affirme Anslinger, « fait croire aux Nègres qu’ils sont aussi bons que les Blancs ». Il affirme aussi que « la plupart des fumeurs de marijuana sont des gens de couleur, des musiciens de jazz et des artistes. Leur musique satanique est animée par la marijuana, et la consommation de marijuana par les femmes blanches leur donne envie d'avoir des relations sexuelles avec des nègres, des artistes et d'autres personnes. C'est une drogue qui cause la folie, la criminalité et la mort - la drogue la plus violente de l'histoire de l'humanité [2]. » Au passage, l’obsession d’Anslinger pour la fumette lui fait rater l’apparition d’une autre drogue aux effets autrement plus corsés qu’un joint : les amphétamines, qui resteront légales jusqu’en… 1970.
Au passage, la vision raciale de la marijuana ne s’est pas limitée aux années Trente. Lors de sa campagne de 1968, le futur président Richard Nixon fait de la guerre contre les drogues l’un des axes forts de son discours. L’un de ses conseillers de l’époque, John Ehrlichman a admis en 2016 que la véritable cible n’était pas réellement le trafic de drogue : « La campagne de Nixon en 1968, puis son administration, avaient deux ennemis : la gauche anti-guerre [du Viêt-Nam, ndlr] et les Noirs. Nous savions que nous ne pouvions pas rendre illégal le fait d'être contre la guerre ou contre les Noirs, d’où l’idée d’amener le public à associer les hippies à la marijuana et les Noirs à l'héroïne. Si nous criminalisions lourdement les deux, nous pourrions perturber ces communautés. Nous pourrions arrêter leurs dirigeants, perquisitionner leurs maisons, interrompre leurs réunions et les dénigrer nuit après nuit aux nouvelles du soir. Est-ce qu’on savait qu'on mentait pour la drogue ? Bien sûr que oui ».
De la répression au « control damage »
La décision canadienne est la dernière manifestation d’un virage pris ces dernières années par de nombreux Etats dans le monde, sous la pression de ceux qui militent pour prendre le problème autrement et passer d’une logique illusoire d’un monde sans drogue à une logique de contrôle des dégâts. En février 2008, le président du Honduras, Manuel Zelaya, a ainsi appelé à légaliser les drogues pour limiter les violences liées au trafic de drogue : 70 % des meurtres commis dans son pays sont liées au trafic de drogue. En janvier 2012, le président colombien Manuel Santos lançait à son tour un appel aux États-Unis et à l'Europe pour relancer un débat mondial sur la légalisation des drogues. En 2013, 5 ans avant le Canada, l’Uruguay l’a légalisé à l’échelle du pays. Enfin, en dix ans, neuf États américains et le District de Columbia ont légalisé le cannabis à usage récréatif.
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[1] The American Magazine, juillet 1937.
[2] Legalizing Marijuana : Drug Policy Reform and Prohibition Politics, Rudolph Joseph Gerber, 2004.