Ça tient du réflexe de Pavlov : dès qu’un individu jeune commet un acte d’une violence particulièrement frappante – meurtre, attentat, tuerie de masse – une partie de la classe politique pointe rapidement l’influence supposée du jeu vidéo, bien servie par l’habituelle collection d’experts en expertise qui courent les studios. Résumée, l’idée serait que l’exposition à des contenus violents modifieraient le comportement des joueurs et les inciteraient carrément à passer à l’acte. Donald Trump a lui-même repris cette thèse en début d’année après une énième tuerie en milieu scolaire, s’asseyant au passage sur le résultat d’une des dernières études scientifiques consacrées à cette question.
Le discours n’a rien de neuf. Avant que le jeu vidéo ne devienne un loisir de masse dans les années 80 et 90, on avait déjà accusé le cinéma[1], le rock’n’roll, les dessins animés (aaaah Ken le Survivant…), les jeux de rôle ou le metal de produire sensiblement les mêmes effets – pervertir la jeunesse, pour faire court. Même Harry Potter y a eu droit… Mais si on cherche le premier précédent au discours anti-jeu vidéo d’aujourd’hui, c’est sans doute du côté de l’Angleterre victorienne qu’il faut se tourner. Bienvenue au pays des penny dreadful ou penny blood, des romans d’aventure et d’horreur qui se vendaient pour un ou deux pence (penny au singulier, d’où leur nom) dans les débits de tabacs, les épiceries, les gares et les confiseries.
Le frisson pour pas cher
Sur la forme, la plupart des dreadful se présentent davantage comme des brochures que comme de véritables livres. Imprimés sur un papier de mauvaise qualité, tirés à des centaines de milliers d’exemplaires, ils ont l’immense avantage de tenir dans une poche avec leur format de 15x20 cm (un peu plus qu’un de nos livres de poche contemporains) et leur faible épaisseur : la plupart comptent 64 pages, couverture comprise. Généralement jaune, toujours souple, celle-ci est systématiquement illustrée d’un titre coloré et d’un dessin aux couleurs criardes, conçu pour attirer l’œil de leur public de prédilection : les écoliers – les garçons avant tout.
Sur le fond, la plupart des penny dreadful racontent les improbables aventures de héros souvent jeunes, pour que les lecteurs puissent s’y identifier. Toutes les époques et toutes les ambiances y passent : western, roman policier, aventures maritimes et histoires de pirates, jungles mystérieuses, déserts lointains, maisons hantées, vampires et loups-garous, guerre des gangs, premiers brouillons de ce qui deviendra la science-fiction… Le monde des penny dreadful rappelle celui de Scoubidou avant l’heure, avec sa dose de coups de théâtre et de mystères improbables, et y ajoute souvent un érotisme de pacotille qui brode sur le thème des belles prisonnières « élancées », « aux lèvres pleines et purpurines », enlevées par des ennemis tous plus farouches, tordus et abominables les uns que les autres – et qui tombent bien évidement dans les bras de leurs sauveurs.
Les intrigues sont téléphonées, les héros sont des clichés ambulants, le style est dans le meilleur des cas facile – mais c’est l’aventure, l’imaginaire et la liberté. Et surtout, les penny dreadful sont à la portée de toutes les bourses : pour un penny, parfois deux, on a sa dose de rêve alors qu’un « vrai » roman pour la jeunesse, comme ceux de Jules Verne, Daniel Defoe ou Walter Scott coûte au moins deux ou trois schillings pièce – 24 ou 36 fois plus !
Un premier facteur de succès pour la penny fiction. Un autre va jouer : la taille du lectorat.
Quand tout un pays se met à lire
Car si toute la jeunesse du pays se rue soudain sur cette littérature populaire à bon marché qui atteint son sommet dans les années 1890, c’est en vertu d’un effort sans précédent en faveur de l’éducation, engagé depuis deux décennies par la Grande-Bretagne.
En 1870, le Parlement avait fortement incité les autorités locales à rendre l’école élémentaire obligatoire avant de l’imposer en 1880, puis de la rendre gratuite en 1881. L’effet est stupéfiant. Entre 1870 et 1885, le nombre d’élèves de primaire est multiplié par trois : en 1892, quatre millions et demi de petits Anglais fréquentent les salles de classe. En quelques années seulement, ces millions d’enfants, dont beaucoup sont issus de classes sociales jusque-là éloignées de l’enseignement, apprennent les bases : compter, écrire – et lire… Pour ces gamins à l’avenir peu enthousiasmant, souvent destinés à des tâches répétitives à l’usine, les penny blood sont un dérivatif idéal à la grisaille du quotidien. Détail significatif : bien des histoires commencent par décrire le parcours d’un jeune héros qui fugue de sa maison ou d’un orphelinat, vole parfois quelques sous ici ou là, se glisse dans la cale d’un bateau quelconque et file vivre une existence aventureuse au bout du monde.
Face à l’explosion de la demande, l’offre suit : en 1895, on vend plus d’un million de penny dreadful par… semaine. Et le nombre de lecteurs est bien supérieur : chaque exemplaire passe de main en main à plusieurs reprises…
Réactions morales
Évidemment, tout le monde ne voit pas d’un bon œil cette accession des classes populaires à une littérature qu’on accuse de corrompre l’esprit des écoliers. Certains les défendent, comme Robert-Louis Stevenson : l’auteur de l’Ile au Trésor, dont le thème – un jeune garçon embarque sur un bateau truffé de pirates à la poursuite d’un trésor enfoui – doit d’ailleurs beaucoup aux penny blood, leur rend hommage en 1888, dans un article où il vante le plaisir enfantin qu’il prenait à lire ces intrigues à deux sous. Mais pour la plupart des journaux et des responsables politiques, la cause est entendue : les penny dreadful détournent les enfants de la morale et des bonnes mœurs, thème qui ressort à chaque affaire criminelle impliquant des jeunes gens. Chaque jour ou presque, un article leur fait porter le chapeau d’un vol, d’une fugue ou d’un crime quelconque.
Un jeune garçon de 15 ans vole 25 livres à son employeur dans le Yorkshire et file pour Londres, espérant gagner l’Australie ? C’est la faute des penny blood : à son procès, son père dit en avoir trouvé dans sa chambre. Un garçon de 12 ans se pend à Brighton en 1892 ? C’est encore la faute des dreadful : les jurés concluent que son suicide est intervenu « lors d’une démence momentanée causée par la lecture de mauvais romans ». Deux jeunes gens de 18 ans tuent le patron d’une scierie du Kent en 1888 ? Toujours les dreadful : le Daily News pointe une « dépravation foncière », causée par « la puissante stimulation trouvée dans les petits romans retrouvés dans leurs logements ».
Bref : on retrouve des penny dreadful chez des délinquants ou des criminels ? Pour les journaux, c’est bien la preuve que ces romans ont une influence, oubliant qu’il y a des penny dreadful dans toutes les chambres des enfants d’Angleterre ou presque, sans qu’on ne trouve chaque matin leurs parents égorgés dans leurs lits. Et la presse en fait des caisses pour inquiéter ses lecteurs : « « des tonnes de cette ordure sont vomies chaque jour et ingérées par ceux dont les aptitudes mentales sont au niveau de cet aliment, dont ils ont un besoin maladif » écrit ainsi le Motherwell Times, en 1895.
Dans la presse conservatrice se joue une autre petite musique, plus politique, après 1884, date à laquelle le droit de vote, jusque-là restreint, est étendu à la quasi-totalité des hommes de Grande-Bretagne. Les éditorialistes s’affolent : n’est-on pas en train de livrer l’avenir du pays à cette horde d’écoliers au jugement pervertis par les dreadful, ce « poison qui menace de détruire la part virile de la démocratie » (Pall Mall Gazette, 1886) ? « La classe que nous avons mise à notre tête » n’a-t-elle pas été transformée par de telles publications, « agents du renversement de la société », s’interroge gravement le Quarterly Review la même année ? En creux, une crainte à peine voilée : que les classes ouvrières de Grande-Bretagne se prennent à rêver au-dessus de leur condition, nourrie de fantasmes de richesses et d’aventure…
Les politiques s’en mêlent, poussés par l’opinion. En août 1888, pourtant, le ministre de l’intérieur Sir Matthew White Ridley s’excuse presque devant le Parlement de ne pouvoir interdire de telles publications, regrettant qu’aucune étude scientifique n’ait trouvé le moindre lien de causalité entre la lecture des dreadful et la criminalité juvénile. Finalement, ce ne sont ni la presse ni les élus qui auront la peau de ces romans d’aventures à bas coût, mais tout simplement de nouvelles modes : celle des premiers comics, puis des journaux spécifiquement dédiés à la jeunesse. Autant de nouvelles cibles pour tous ceux qui se souciaient tant de la morale enfantine – la bande dessinée n’allait pas tarder à s’en apercevoir.
Quelques pence en héritage
Reste un héritage. Ancêtres des pulp fictions américaines de la première moitié du XXe siècle, les penny dreadful restent en un sens comme le premier loisir de masse pour la jeunesse. De proche en proche, leur écho se fait encore entendre au travers de certains personnages comme Sweeney Todd, le barbier meurtrier de Fleet Street porté à l’écran par Tim Burton, né dans un des premiers penny blood, publié en 1846. Plus récemment, la série fantastique de la chaîne Showtime, Penny Dreadful, a très directement rendu hommage à l’une des premières grandes formes de la littérature populaire, même si son univers fait davantage référence aux grands romans gothiques qu’aux brochures à deux sous de l’Angleterre victorienne.
[1] Il suffit de penser à l’affaire Rey-Maupin, en 1994 : l’influence des films Léon et Tueurs nés sur les actes de Florence Rey et Audry Maupin avait été mise en question par beaucoup de commentateurs et de personnalités politiques.