Mars 1229, l’ancêtre de Mai 68 ?

Agitées, les universités ? Elles l’ont toujours été. Alors que la France s’apprête à célébrer Mai 68 sans trop savoir comment d’ailleurs et sur fond de mouvements étudiants, il n’est pas inutile de revenir sur la première grande grève de l’histoire de l’université de Paris, vieille de 739 ans. Eh oui, tout de même.

Paris, phare de la pensée médiévale

Née au 12e siècle, l’université de Paris est l’une des plus anciennes d’Europe, avec Bologne. Petit à petit structurée et renforcée, elle finit par s’imposer au début du 13e siècle comme la plus prestigieuse de toutes. Gérée par l’Église, elle accueille les étudiants dès l’âge de 13 ou 14 ans dans des cursus qui peuvent aller de 6 à 12 ans : arts libéraux (mathématiques, astronomie, musique, grammaire, rhétorique…), médecine, droit et surtout théologie, la discipline reine de l’époque. Considérés non comme des laïcs mais comme des clercs, dispensés d’impôts et d’ost (sorte de « service militaire »), les étudiants portent la tonsure et la robe et viennent de toute l’Europe chrétienne, le latin servant de langue commune – d’où le nom de Quartier Latin.

Le plus souvent issus des familles moyennes ou aisées, aristocratiques ou bourgeoises, ils forment depuis 1215, avec leur maîtres, l’universitas magistrorum et scolarium : une communauté mouvante, vive, colorée, contrastée, agitée… Et parfois querelleuse, donc surveillée de près par les pouvoirs civils toujours un peu méfiants devant un groupe de jeunes esprits aussi brillants qu’insolents, mais aussi très dispersés : il n’existe pas encore de campus au sens moderne et les enseignements sont dispensés un peu partout : dans des établissements religieux, chez des particuliers qui louent une salle ou une cave, voire dans des tavernes...

Beuveries, bagarres et bavures

En mars 1229, c’est d’ailleurs dans une auberge qu’un événement a priori anodin met le feu aux poudres. A la veille du Mercredi des Cendres et du début du Carême, la soirée du Mardi Gras est traditionnellement considérée comme un moment de lâchage complet, un soir où on boit et où on mange plus qu’on ne révise. Dans le quartier Saint-Marcel, la beuverie tourne mal : excédé par le bruit et les nuisances qu’ils provoquent qu’ils font, un aubergiste flanque les étudiants dehors manu militari, non dans distribuer quelques châtaignes et autres torgnoles à droite à gauche. Une bagarre plus ou moins banale en somme, sauf que les étudiants reviennent le lendemains, moins saouls, plus nombreux et armés de gourdins. Non seulement la taverne est ravagée et ses propriétaires quelques peu secoués, mais la bande démolit quelques boutiques sur son passage.

En théorie, les étudiants étant des clercs, l’affaire relève des tribunaux de l’Église et non des juges laïcs, ou séculiers. Mais la régente Blanche de Castille, mère du petit Louis IX encore trop jeune pour régner, met son grain de sel dans l’affaire et exige que la garde de Paris punisse les émeutiers. Hélas, les hommes du guet vont beaucoup trop loin dans la répression, et tuent plusieurs étudiants qui n’avaient au demeurant rien à voir avec qui n’était jusque là qu’une bagarre d’auberge sans grandes conséquences.

Deux ans de cessatio

Folle de rage devant ce qu’elle considère comme un abus du pouvoir séculier, l’Université se met en grève (cessatio) pendant… deux ans et décide séance tenante d'aller faire cours ailleurs, en particulier du côté d'Orléans. Non seulement la plupart des enseignements sont annulés, mais des classes entières sont fermées. Pour Paris, les conséquences sont lourdes : petit à petit, les étudiants désertent Paris au profit d’autres universités, ravies de voir affluer tant de beaux esprits. Question de prestige, question d’argent aussi : l’arrivée d’une communauté d’étudiants alimente largement l’économie et le commerce urbain de tout un quartier.

Cette véritable fuite des cerveaux n’est pas sans conséquences : Orléans, Angers, Reims, Toulouse mais surtout Oxford ou Cambridge en profitent pour s’affirmer comme des centres intellectuels de premier plan au détriment de Paris, d’autant que le roi d’Angleterre Henri III se fait un plaisir de garantir un accueil royal aux déçus parisiens qui décideraient de s’installer dans son royaume. Raymond VII de Toulouse n’est pas en reste et vante largement les mérites de la ville rose, du temps clément à… la beauté des Toulousaines. Ce qui n’est pas sans saveur quand on se rappelle que les étudiants sont censés vivre en hommes d’église, donc chastement.

La bulle qui calme le jeu

C’est finalement le pape qui siffle la fin de la partie : en avril 1231, Grégoire IX publie un texte célèbre, la bulle Parens scientarium (« mère des sciences ») qui affirme une bonne fois pour toute deux choses : et d’une, l’indépendance de l’Université de Paris vis-à-vis du pouvoir laïc. Et de deux, leur droit le plus absolu de faire grève pour faire valoir leurs droits :

« … si une offense ou un tort grave vous sont faits, comme l’assassinat ou la mutilation d’un d’entre vous – ce qu’à Dieu ne plaise – et si après avertissement, réparation ne vous est donnée dans les quinze jours, il vous sera permis de suspendre les cours (…) Et s’il arrive que l’un d’entre vous soit emprisonné indûment, Dieu vous en protège, si l’injustice ne cesse pas après un avertissement, arrêtez les cours si vous le jugez opportun. (…) Nous voulons et mandons à notre cher fils dans le Christ illustre roi de France qu’après confirmation des privilèges des maîtres et des étudiants de Paris, ils poursuivent librement leurs études sans apporter leur moindre délai à leur retour ».

Rassurés par ces mesures, la plupart des étudiants et des maîtres regagnent Paris dans les mois qui suivent, évitant au pouvoir royal de voir s’expatrier sa toute jeune université. Mettant ainsi fait à la première grande révolte d’une histoire universitaire qui n’en est pas avare.

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu