Ça fume, mais surtout sous les crânes. Alors que partisans et opposants s’affrontent autour d’un rapport parlementaire qui préconise le remplacement des sanctions pénales par une amende en matière de consommation de cannabis, il est grand temps de rappeler comment le chanvre est arrivé en France et comment il s’y est installé plutôt paisiblement, avant d’être interdit en pleine Grande Guerre.
Probablement apparu dans l’Himalaya indien, le chanvre a vite intéressé l’humanité pour ses graines nourrissantes et pour ses fibres destinées au tissage, certes, mais pas seulement. Empirisme oblige, on n’a guère tardé à en découvrir les propriétés médicinales et stupéfiantes en des temps où médecine et rites chamaniques sont encore de proches voisins. Si l’histoire n’a pas retenu le nom du premier humain à s’être dévoué pour en goûter quelques brins au Néolithique, les sociétés anciennes ont rivalisé d’invention pour en consommer en le mâchant ou en le fumant, avant de le mélanger avec d’autres composants pour en faire des huiles, des potions, de la résine…
Au Ve siècle avant notre ère, Hérodote écrit que les Scythes s’organisaient en toute décontraction de bonnes petites séances de fumette collective en brûlant des graines sous une tente hermétiquement fermée. Au Ier siècle, le botaniste grec Dioscorides observe que « le jus de la plante verte est bon contre le mal d'oreille ». Alors qu’en Chine, on l’utilise comme anesthésiant dès le IIIe siècle, le médecin romain Galien s’en méfie : « certains mangent les graines frites avec des sucreries (…) [Elles] apportent une sensation de chaleur et consommées en grandes quantités, affectent la tête en lui envoyant des vapeurs chaudes et toxiques ».
Succès mondial
La suite est celle de l’histoire de l’humanité : au fil des siècles et au gré des échanges commerciaux, des migrations et des conflits, la plante s’est baladée d’Asie en Afrique, puis en Europe et enfin en Amérique, bien servi par une capacité d’adaptation qui lui permet de facilement s’implanter tout autour du globe. En Angleterre, c'est ne pas cultiver de chanvre qui fut longtemps puni de sérieuses sanctions. Outre Atlantique, Georges Washington lui-même en a personnellement cultivé des hectares entiers dans ses propriétés aux Etats-Unis, séduit la large gamme de produits variés qu’on peut en tirer : vêtements, potions médicinales, papier…
En Europe, le chanvre est longtemps resté exclusivement cantonné à cet usage utilitaire voire stratégique, puisqu’il permet de produire les voiles et les cordages indispensables aux marines de l’époque moderne : au XVIIIe siècle, « un navire de taille moyenne utilise 60 à 80 tonnes de chanvre sous forme de cordages et 6 à 8 tonnes sous forme de voile, par an[1] ». Rien d’étonnant donc si la Corderie royale de Rochefort-sur-Mer s’intéresse dès sa création en 1666 à la sécurisation de son approvisionnement en chanvre, sur demande expresse de Colbert.
Si Diderot et d’Alembert notent bien dans l’Encyclopédie « les vertiges, l’éblouissement, l’ivresse » que procure la plante, il faut attendre la campagne d’Égypte pour que Napoléon Bonaparte s’intéresse à ses effets psychotropes, et pour cause : en 1800, le futur empereur échappe de justesse à la tentative d’assassinat d’un Égyptien drogué jusqu’aux yeux. En creusant, Napoléon découvre non seulement l’existence du haschich – de la résine de cannabis – mais aussi son utilisation par ses troupes, qui n’ont pas tardé à s’intéresser aux coutumes locales, sans doute par pur intérêt culturel.
Convaincu de ses effets délétères sur la santé par les médecins de la section de physique et science naturelle de l'Institut d'Égypte, Napoléon réagit en octobre 1800 avec le premier texte à mentionner explicitement le haschisch : « L'usage de la liqueur forte faite par quelques musulmans avec une certaine herbe nommée haschisch ainsi que celui de fumer la graine de chanvre sont prohibés dans toute l’Égypte. » Ce qui n’empêche évidemment rien, tandis que les premiers échantillons de résine de haschich débarquent en France dans les bagages des scientifiques et des militaires français…
Aliénés, poètes et paradis artificiels
Arrivé en même temps que l’opium, le haschich ne connaît pas le succès de ce dernier et reste plus confidentiel jusqu’au milieu du 19e siècle, lorsqu’un aliéniste s’empare du sujet : Joseph Moreau de Tours.
Spécialiste des maladies mentales, ce médecin découvre le haschisch au cours d’un voyage avec un de ses patients, en Égypte (décidément). Il y découvre – et y consomme, en vertu du bon vieux principe que rien ne remplace l’expérience directe – un produit capable de mettre des personnes en bonne santé dans des états qui évoquent le rêve, voire la folie. Ce qui lui donne une idée : si sa consommation met dans de tels état des patients sains d’esprits, ne peut-on à l’inverse imaginer qu’il pourrait ramener des personnes touchées par une maladie mentale à leur état normal ? Traiter le mal par le mal en somme, une idée qui fera fureur : pendant des décennies, toutes les substances psychoactives (amphétamines, cocaïne, morphine, barbituriques…) seront joyeusement testées sur les patients des hôpitaux psychiatriques, qui n’en demandaient certainement pas tant.
Pourtant, ce sont surtout les rapports personnels qu’entretient Moreau de Tours avec le tout-Paris artistique qui vont donner au haschisch ses lettres de noblesse. En 1845, Moreau de Tours crée avec Théophile Gautier une sorte de groupe informel, le club des Haschischin [2] qui réunit tous les mois des figures des arts et des lettres : Balzac, Nerval, Flaubert, Dumas, mais aussi Delacroix, Daumier ou Baudelaire. Dans le salon aménagé « à l’orientale » d’un appartement de l’île Saint-Louis, la fine équipe y consomme du chanvre sous plusieurs formes, en particulier une sorte de confiture obtenue en mélangeant la plante à des aromates, des épices ou de la pistache, pour aboutir à une préparation de couleur verdâtre : le dawamesc, au taux de THC nettement plus concentré que le bon vieux joint des années 70.
Tartinée ou mangée à la petite cuillère, elle permet aux artistes de trouver le « paradis artificiel » de Baudelaire, par l’intermédiaire d’un produit capable d’exalter l’imagination si chère à ces romantiques qui ne trouvaient plus le vin suffisant pour atteindre un état de désordre onirique propice à l’écriture. « Il me passa un éclair rouge sous les paupières et tout se transforma, tout était plus riche, plus grand, plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux magnificences de l’hallucination. Il me fallut dix mille ans pour descendre l’escalier », écrit Gautier qui abandonnera pourtant assez vite l’usage du cannabis, estimant que « le vrai littérateur n’a besoin que de ses rêves naturels, et n’aime pas que sa pensée subisse l’influence d’un agent quelconque ». Une vertu soudaine qui sent surtout le bad trip, si je devais parier...
Le cannabis, tombé au champ d'honneur
SI le haschisch ne concerne que peu de consommateurs, il est en revanche aussi facile à trouver que l’opium : non seulement son usage n’est pas le moins du monde prohibé, mais aliénistes et médecins ont d’autant moins de mal à s’en procurer qu’ils en bourrent les patients de leurs asiles… En Europe comme aux Etats-Unis, sa consommation reste pourtant anecdotique, même si on trouve des cigarettes au cannabis dans le commerce, produites par des industriels qui joue sur son image orientalisante et proposent au passage des dosages à faire tousser Bob Marley lui-même.
C’est pourtant pour des raisons bien éloignées de toute perspective de santé publique que le cannabis se retrouva à l’index. En pleine guerre mondiale, une partie des poilus trouvaient dans le haschich un semblant de réconfort, au prix d’une rêverie qui avait le don de défriser l’état-major. Considéré comme démoralisant pour les soldats, le haschisch est interdit au beau milieu de la Grande Guerre, un an après l’absinthe, par la « loi sur les substances vénéneuses » du 12 juillet 1916 au même titre que la morphine ou la la cocaïne.
Rétrospectivement, son interdiction par l’armée est d’autant plus savoureuse que celle-ci fournissait dans le même temps aux poilus des quantités industrielles d’alcool dont le Mariani, un « vin tonique à la coca du Pérou » connu depuis des années pour ses propriétés euphorisantes. Et pour cause : cette infâme vinasse, truffée comme son nom l’indique de pâte de… cocaïne, contenait entre 6 et 7 milligrammes de cocaïne par bouteille de 50 centilitres…
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[1] Serge Allegret, Histoire du chanvre, 2006.
[2] En référence à la secte chiite des Assassins, un groupe de fondamentalistes dont le nom est censé provenir du mot haschisch – thèse aujourd’hui contestée par la plupart des spécialistes.