Rois et reines jusqu’à l’obsession, prétentions scientifiques déplacées et confusion des genres… Largement incarnée en France par une courte liste d’animateurs et d’auteurs présents jusqu’à saturation dans tous les médias possibles, la vulgarisation historique se perd dans des dérives qui ne servent ni la discipline, ni le public
L’année 2017 s’est terminée sur les chapeaux de roue sur le front de la vulgarisation historique, avec la publication chez Plon d’un ouvrage étonnant, préfacé par un Franck Ferrand tout sourire en couverture, sous la mention « Franck Ferrand présente » : La guerre de Troie a bien eu lieu mais ailleurs. Présenté par l’animateur d’Europe 1 comme un ouvrage « courageux » aux « puissants arguments » capable de provoquer un « cyclone », un « tsunami », ce livre vieux de près de trente ans ne provoque pourtant rien du tout. Il n’est qu’un facile recyclage signé d’un économiste néerlandais qui s’est contenté de joyeusement pomper les affirmations fantaisistes d’un avocat belge du 19e siècle, Théophile Cailleux, qui situait le véritable site de Troie près de… Cambridge. Une « thèse » à laquelle on devrait normalement accorder le même genre de crédits qu’à la foule de publications pseudo-érudites mais bien décidées à « prouver » que des Aliens ont créé l’Atlantide, quand il ne s’occupaient pas à bâtir les pyramides pour y laisser des crânes de cristal.
Mais voilà : l’ouvrage est publié dans une grande maison, naguère encore connue pour publier plutôt de Gaulle et Churchill que de pareilles inepties, et portée par la caution d’un homme qui incarne pour beaucoup l'histoire populaire, grâce son émission quotidienne sur une grande radio nationale. Et pourtant : Franck Ferrand n’en est pas à son coup d’essai quand il s’agit d’appâter le public à grands renforts d’histoire mystérieuse, de secrets cachés, d’ésotérisme et de conjuration des universitaires, pour lui vendre tout et n'importe quoi.
Contre toute évidence archéologique, Ferrand prospère ainsi depuis des années sur le pseudo-mystère d’Alésia qu’il s’obstine à situer dans le Jura, contre l’avis de toute, littéralement toute la communauté des historiens, des archéologues et des linguistes de métier que ce petit jeu commence à sérieusement agacer. Cet été encore, transformé pour l’occasion en commentateur du Tour de France, l’animateur avait profité de l’occasion pour affirmer ce mensonge , balayant une fois encore d’un revers de main le travail des professionnels d’une discipline qu’il prétend faire aimer à ses auditeurs.
Et tant pis si on rase de près la théorie du complot et des méchants savants contre les gentils présentateurs. Un air connu : depuis des années, le présentateur a publié plusieurs livres, dont certains sont à classer dans le registre parano-mystérieux de type « cette histoire que les officiels vous cachent ». Le tout se retrouve placé par des libraires naïfs en tête de gondole du rayon Histoire au lieu d’aller rejoindre les fictions de Dan Brown au rayon des romans historiques, et pas forcément des meilleurs. Tout le monde n’est pas Umberto Eco.
Une science humaine maltraitée par ceux qui prétendent la servir
Au cas où les ventes fléchiraient, Ferrand peut compter sur le relais de Stéphane Bern qui lui ouvre ce mois-ci une pleine page dans le magazine Secrets d’Histoire, où l’animateur est présenté comme « l’historien d’Europe 1 » - rappelons une fois encore qu’il n’est pourtant pas plus historien que l’auteur de ces lignes, mais auteur et présentateur. Autrement dit, il n’est savant que de la science des autres, ce qui devrait l’amener à descendre d’un ton lorsqu’il se laisse aller à incendier des universitaires qui ont pour eux les décennies de pratique scientifique qu’il n’a pas.
Au gré de la petite musique jouée par Franck Ferrand, Stéphane Bern ou l’inénarrable Lorànt Deutsch, star de l’édition dont on ne compte plus les erreurs factuelles, s’installe l’idée perverse qu’ils représenteraient finalement mieux la discipline historique que ceux qui le font avancer chaque jour dans leurs laboratoires, à longueur de recherches. Les professionnels ? Rabaissés au rang de « savants patentés, autorisés » par un Ferrand qui ne s’est plus frotté à la recherche scientifique depuis un lointain DEA. Et ce mot : « autorisés », comme si qui que ce soit empêchait Franck Ferrand de dire ce qu’il souhaite, y compris n’importe quoi. En revanche, rien ne force la communauté scientifique à le laisser aligner intervention sur intervention sans en pointer les biais ou les faiblesses.
Mais rien n’y fait. Quand ils ne sont font pas traiter de tous les noms, historiens, archéologues et chercheurs se voient taxés du crime suprême : être ennuyeux. Ce qui est au passage une sottise de plus tant la liste des spécialistes personnellement investis dans la vulgarisation de leurs propres travaux ne cesse de s’allonger, et tant émergent des talents capables de proposer un peu partout et notamment sur le web des contenus de qualité, séduisants et nettement plus au fait des évolutions récentes de la recherche historique.
Histoire bling-bling
Pendant ce temps-là, trois ou quatre figures (Ferrand, Casali, Deutsch, Bern…) trustent antennes et plateaux et reviennent sans cesse sur leurs petites obsessions, souvent teintée d’une nostalgie monarchique plus ou moins assumée. La liste des sujets abordés dans l’émission Secrets d’Histoire, présentée par Stéphane Bern, est assez révélatrice de cette tendance. En onze saisons, les deux tiers au moins de ses 115 épisodes ont été directement dédiés à des aristocrates : rois, reines, empereurs, favorites, comtes et comtesses… A de rares exceptions près (l’Élysée, Charlotte Corday, Agatha Christie, Victor Hugo, Jésus…), les autres concernent des « mystères » (le masque de fer, Louis XVII, Robin des Bois…) mais surtout de grands personnages, proches du pouvoir suprême quand ils ne l’occupent pas : Danton, de Gaulle, Talleyrand…
Bref, l’histoire résumée à une collection de figures imposées, toujours les mêmes – Casanova, Jésus ou Molière ont même eu droit à plusieurs épisodes. L’Antiquité est presque absente, l’époque contemporaine et le Moyen Age ne sont pas tellement mieux lotis et l’essentiel se concentre autour d’une centaine de figures des cours européennes des 17e et 18e siècles.
Des sujets inintéressants ? Certainement pas – mais vus et revus, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités que de radoter sur les affaires de cœur d’une quinzaine de dynasties européennes, comme si l’actualité du travail et du débat historique tournait encore autour de ces sujets rebattus. Au reste, le magazine Secrets d’Histoire, décliné de l’émission et vendu autour du nom et du visage d’un Stéphane Bern plus souriant que jamais, fait exactement le même choix éditorial. Sur les quinze derniers numéros, seules deux couvertures ne montraient pas un roi ou une reine quelconque. Jésus et Casanova…
La fable plutôt que la science
Pour « faire aimer l’histoire », puisque c’est là leur grande promesse, Deutsch, Ferrand ou Bern ont choisi la fable plutôt que la science, le clinquant plutôt que l’honnête et le simplisme plutôt que le scrupuleux. En servant une soupe hors d’âge, en radotant autour de vingt grands personnages et de trente « mystères » résolus depuis longtemps, leur approche en dit long sur l’idée qu’ils se font d’un public jugé manifestement incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux reines et aux princesses, aux énigmes qui n’en sont plus et aux anecdotes les plus éculées.
C’est prendre les gens pour des idiots, c’est s’éloigner de toute notion d’exigence et c’est surtout risquer de frôler parfois le mensonge, sinon l’escroquerie. Il serait largement temps de se reprendre : pour citer une jolie formule de l’helléniste Pierre Vidal-Naquet, jadis parti en guerre contre un très approximatif ouvrage de Bernard-Henri Lévy, « la production intellectuelle ne devait pas relever purement et simplement de la production marchande ».