Le « piratage » du réseau Chappe, ancêtre des cyber-attaques modernes

Piratages, logiciels-rançons, brèches de sécurité… À l’heure où Yahoo ! vient d’admettre avec quelque peu de retard qu’une cyber-attaque avait compromis la totalité de ses comptes-utilisateurs en 2013, les affaires de sécurité informatique font régulièrement les gros titres. Mais si elles se multiplient avec l’explosion des réseaux, les attaques contre des réseaux de communication ne datent pas d’hier. La preuve avec les frères Blanc, deux personnages qui sont dans une large mesure les ancêtres de certains hackers d’aujourd’hui.

Au temps des sémaphores

Bien avant d’inventer le Bi-Bop ou le Minitel, la France avait déjà fait fort en matière de réseaux de communication certes révolutionnaires pour leur temps, mais finalement voués à l’oubli en raison de l’émergence d’une technologie plus performante – les téléphones mobiles ou Internet en l’occurrence. À la fin du 18ème siècle, en pleine Révolution, les cinq frères Chappe inventent un système qui devient tout simplement le procédé de communication à distance le plus rapide et le plus performant de l’histoire humaine : le sémaphore.

Comme dit l’autre, c’est simple, mais encore fallait-il y penser :  un réseau de sémaphores se compose d’une suite de tours équipée de deux bras mobiles en bois, chacune étant visible depuis la suivante. Comme chaque bras peut prendre sept positions et que la barre transversale qui les relie peut avoir quatre angles différents, un groupe d’opérateurs bien entraînés dispose de 196 symboles distincts – largement suffisant pour faire passer un message de tour en tour sur des centaines de kilomètres*. Et très rapidement : la première ligne, installée entre Paris et Lille, était capable d’acheminer un message complet en une demi-heure. En 1794, elle transmit à la Convention la nouvelle de la prise de la ville de Condé-sur-l'Escaut par les Autrichiens moins d'une heure plus tard – une vitesse à peine vraisemblable à une époque où un cavalier aurait mis plus d’une journée pour transmettre le message.

Faille humaine

Rapidement, la France se couvre du premier réseau de télécommunication moderne ; des lignes s’ouvrent entre toutes les grandes villes entre la fin du 18e et le début du 19e siècle et Napoléon en fait une des clefs de l’organisation du Premier Empire. D’abord réservé aux messages de l’État, des Postes et de ses agents, le réseau s’ouvre en 1824 aux informations de nature commerciale. Vendeurs et acheteurs privés se servent des sémaphores pour négocier les tarifs et les volumes de toutes les matières premières imaginables.

C’est là que deux petits malins interviennent – des frères, là encore, François et Joseph Blanc, deux Bordelais dans la trentaine. En 1834, les deux hommes fondent une société de placement et se mettent à jouer à la hausse et à la baisse sur les valeurs échangées à la Bourse de Bordeaux. En bons spéculateurs, les joyeux frangins comprennent très vite l’intérêt d’avoir un coup d’avance sur leurs concurrents – ce qui suppose de recevoir avant eux les informations venues de la Bourse de Paris, déterminantes pour acheter ou vendre avant que le marché bordelais ne s’aligne sur celui de la capitale.

Pour ça, ils vont littéralement pirater les sémaphores des frères Chappe avec la complicité des fonctionnaires chargés de les faire fonctionner. L’astuce consistait à insérer à Paris une coquille volontaire dans n’importe lequel des messages transmis ensuite de tour en tour, coquille qui signifiait « marché en baisse » ou « marché en hausse ». À Bordeaux, un second complice se chargeait de les prévenir de l'anomalie une fois le message reçu, ce qui leur permettait de disposer d'un joli temps d'avance sur tous les autres agents de change.

De quoi se faire de jolis bénéfices.

Les frangins finirent par se faire pincer après deux ans lorsque l'opérateur corrompu tomba malade et révéla l’astuce à un ami, en espérant qu’il prenne sa place. Mauvaise pioche : le bon copain s’empressa de dénoncer la fine équipe aux autorités. Les deux frères furent pourtant acquittés au terme d’un procès retentissant, au motif qu'il n'existait aucune loi pour encadrer l’usage des réseaux de communication – ce qui sera fait l’année suivante, en toute urgence. Les frères Blanc furent condamnés à une simple amende pour corruption de fonctionnaires. Les poches déjà bien pleines, ils poursuivirent en toute impunité une belle carrière dans le secteur de la loterie et des jeux de hasard, fondant notamment le casino de Monte-Carlo.

Si l'histoire est dépourvue de toute morale – elle porte tout de même une leçon toujours valable aujourd’hui : en matière de sécurité des transmissions, c’est souvent le facteur humain qui pose problème.

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* Les lecteurs de Pratchett auront reconnu l'origine du système des "clacs" cher à l'auteur du Disque-Monde...

Publié par jcpiot / Catégories : Actu