Des assemblées de citoyens tirés au sort ? Dans une année d’échéances électorales pourtant majeures, l’idée peine à émerger. Portée par quelques rares responsables politiques depuis une trentaine d’année, elle provoque souvent des réactions épidermiques de la part de leurs opposants. Vite taxés de démagogie et de populisme, ses défenseurs ont pourtant beau jeu de rappeler que le principe ne date pas d’hier. Mieux : le fait de confier au hasard le soin de désigner certains représentants est indissociable d’une cité-Etat généralement dépeinte comme la mère de la démocratie, Athènes.
Du rôle insoupçonné du pifomètre dans la démocratie athénienne
Difficile à croire pour des citoyens accoutumés à considérer que la démocratie est indissociable du vote, et pourtant : dans l’Athènes du 5e siècle avant notre ère, le tirage au sort est un mode de désignation plus que courant et de nombreuses responsabilités politiques sont attribuées au hasard. Sur les 700 magistrats que compte l’Athènes de Périclès, environ 600 ne sont pas élus mais désignés au terme d’une sorte de loterie : on glissait des languettes de bronze (les pinakia) au nom de chaque citoyen dans une machine conçue pour en sélectionner le nombre souhaité de manière aléatoire, le klérotèrion (cf. ci-dessous).
Et les postes concernés sont loin d'être de second plan puisque c’est notamment le mode de désignation des archontes, un collège de neuf responsables politiques de premier plan chargés des affaires civiles, des affaires criminelles ou de de la gestion des délits d’ordre religieux. Tous sont tirés au sort parmi la liste des citoyens d’Athènes – soit pour mémoire exclusivement les hommes libres, âgés de plus d’une vingtaine d’années et nés de parents athéniens. Seule précaution : lors de leur entrée en fonction, les heureux gagnants sont soumis à une forme d’examen de contrôle (la docimasie), principalement conçu pour contrôler la citoyenneté des nouveaux magistrats – et peut-être écarter quelques personnes pour des raisons sérieuses, un handicap mental sévère par exemple.
L’idée de confier au plus pur pifomètre le soin de désigner le responsable de telle ou telle charge ne sort au demeurant pas de nulle part. Dans l’un des textes les plus célèbre de l’Antiquité, Homère évoque la manière dont les Grecs choisissent de désigner le remplaçant du bouillant Achille, très occupé à bouder sous sa tente. Pour choisir l’homme qui mènera l’assaut devant Troie, on ne cherche pas à repérer le plus fort ou le plus puissant des guerriers, non. On jette dans un casque les jetons qui portent chacun le nom d’un soldat, les klèroi : « ils prirent les kléroi et les secouèrent dans un casque armé de bronze ». Le premier jeton à sauter hors du casque désigne l’heureux gagnant chargé d’aller affronter le prince troyen Hector et ses troupes – pas tout à fait une sinécure.
Pour être complet, on ajoutera qu’une partie des magistratures les plus importantes échappent tout de même au hasard, dont les trésoriers, les intendants des fontaines (si) et les stratèges, chargés de mener les opérations militaires, et les financiers de la cité. Eux sont élus pour un an et rééligibles – le célèbre Périclès le sera quinze fois de suite.
Mais quelle Boulê…
Idem du côté des législateurs et en l’occurrence de la Boulê, sorte de vaste conseil chargé de préparer les projets de loi soumis ensuite aux votes de l’assemblée des citoyens (l’Ecclésia), réunis sur la colline de la Pnyx. Clisthène, un réformateur du 6e siècle, en fait évoluer le fonctionnement en partant des 139 dèmes d’Athènes, l’équivalent des quartiers et des villages parfois assez éloignés du centre d’une cité-Etat qui englobe tout l’Attique. Il les réunit dans une dizaine de tribus, chacune se chargeant de tirer au sort chaque année 50 représentants parmi ses citoyens âgés de plus de trente ans.
Soit en tout 500 "bouleutes" – d’où le nom de Conseil des Cinq-Cents que prend alors la Boulê. Chaque tribu en assure la « présidence » pendant 35 ou 36 jours, soit un dixième de l’année. Aujourd’hui, le système reviendrait à regrouper des citoyens de Villeurbanne, de Lyon et de Vaulx-en-Velin et à les réunir pour plus d’un mois, en confiant successivement à chaque groupe le soin de gérer l’équivalent du département du Rhône.
Derrière le hasard, de solides arguments
Etonnant système grec : l’élection au sens contemporain n’est qu’un des moyens de désigner les administrateurs et les magistrats de la cité, et pas le plus fréquent : le tirage au sort est bien l’une des clefs de voûte de la démocratie athénienne - un peu comme les jurés d’assise d’aujourd’hui, tirés au sort sur les listes électorales, sont un principe incontournable de notre système pénal. Loin d’être une forme archaïque, le système athénien ne fonctionne pas ainsi par hasard – il a même été soigneusement pensé de cette manière, pour une série de raisons d’ordre religieux ou civique : après tout, quoi de plus efficace pour traduire l’égalité de tous qu’un tel système ?
L’une des racines du système athénien fait largement écho à la méfiance générale qu’expriment aujourd’hui les citoyens vis-à-vis de leurs élus. La campagne présidentielle en témoigne : une part croissante du corps électoral a une dent contre la classe politique, non sans solides raisons : la professionnalisation des parcours politiques, l’absence d’une réelle diversité socio-professionnelle dans les rangs du Sénat ou de l’Assemblée nationale, le cumul des mandats, les soupçons incessants de népotisme, de déconnexion et de clientélisme…
Autant de dérives que les Athéniens connaissaient bien : ils avaient à peu près les mêmes à la maison. Dès lors et si l’idée d’un recours au hasard se discute évidemment, elle n’a en tout état de cause rien de naïf, au contraire. En garantissant la présence de citoyens ordinaires au cœur du réacteur politique, le tirage au sort est une manière de revenir à la racine même du mot « démocratie ». Aux yeux de ses partisans, elle jouerait en somme un rôle de protection contre la captation du pouvoir par un petit groupe. Tirer les magistrats au sort, c’est dans l’esprit des Athéniens le moyen d'éliminer une partie de ceux qui ne sont là que par ambition personnelle, au lieu de se soucier du bien commun.
Pour eux, le tirage au sort était tout simplement le mode de désignation le plus démocratique, là où l'élection est trop susceptible d’être biaisée par la puissance financière ou sociale des candidats. Donc de réduire le risque de voir petit à petit apparaître un gouvernement oligarchique ou aristocratique, élu au sein d’un petit groupe fermé à l’extrême. D’actualité, non ?