Affaires Bygmalion, Cahuzac, Fillon… A l’heure où la classe politique française est de plus en plus décriée en France et à l’étranger, il peut être rassurant – ou désespérant, au choix – de constater que le reproche n’est pas neuf. Si un sondé sur deux juge aujourd’hui la classe politique corrompue, le cas de Verrès a le mérite de montrer que les scandales politico-financiers ne datent pas d’hier. Au point que le célèbre patricien romain incarne depuis plus de vingt siècles la figure même du politicien dans ce qu’il peut avoir de pire.
Un fils de bonne famille
Né en 120 avant Jésus-Christ, Caius Licinius Verrès est ce qu’on appelle un garçon chanceux. D’abord parce qu’il naît dans une vieille famille plébéienne, les Licinii – une lignée ancienne et respectée. Ensuite parce que coup de pot : elle est non seulement réputée, mais riche et puissante. Bref, les proches de Verrès comptent parmi ces optimates (« les meilleurs ») qui, placés au cœur de la machine administrative de la République, contrôlent le pouvoir politique, judiciaire et religieux.
Fils de sénateur, le jeune homme grandit dans une Rome qui a déjà largement étendu son emprise sur le monde méditerranéen. Un monde propice aux fortunes et aux carrières rapides, mais aussi un monde où l’accès aux places de choix coûte cher. Pour occuper tel ou tel poste, il faut acheter des alliances, faire étalage de générosité auprès du peuple, financer et récompenser une clientèle de fidèles et de partisans… Et plus la magistrature visée est convoitée (gouverneurs, propréteurs, proconsuls…), plus les sommes nécessaires sont hautes.
Le hic, c’est que Verrès est du genre dépensier et ne recule pas devant grand-chose pour satisfaire son goût pour le jeu et le luxe, au point de perdre une bonne partie de sa fortune aux dés. Dès lors, occuper le pouvoir devient un enjeu personnel, plus qu’une volonté sincère de gérer les affaires publiques.
Mais Verrès va faire comme Maurice : il va pousser le bouchon un peu loin.
Toujours plus sale
Dès son premier poste, Verrès s’illustre : en -84, il devient questeur, grosso modo chargé de gérer le trésor public : impôts, tributs, butins… Ce qui revient à lâcher un renard dans le poulailler : Verrès n’a rien de plus pressé que d’engourdir une partie du pognon de l’armée avant de prendre la fuite. Il n’est sauvé que par la guerre civile qui oppose alors Marius à Sylla : la victoire de ce dernier lui permet de retourner à Rome comme si de rien n’était.
Quatre ans plus tard, rebelote en Cilicie, au nord-ouest de l’actuelle Syrie. Désigné légat, le jeune homme y fauche littéralement tout ce qu’il peut faucher : statues, lingots, pièces, œuvres d’art, trésors grecs et orientaux… C’est aussi là qu’il commence à s’illustrer par sa brutalité et sa tendance à se contrefoutre des règles de morale et de droit les plus élémentaires. Furieux contre un hôte qui a refusé de lui céder sa fille, il commence par enlever cette dernière. Son frère l’ayant libérée, Verrès le fait tout bonnement exécuter avec son père.
Pourtant, Verrès continue sa carrière sans encombre : de retour à Rome, il devient préteur urbain – autrement dit patron des tribunaux de la capitale… Là encore, Verrès ne fait pas dans la dentelle : il vend littéralement aux enchères le résultat de certains procès, enrichissant au passage une foule d’intermédiaires.
Mais c’est dans la riche Sicile qu’il bat des records. Nommé propréteur (gouverneur, disons), il met toute l’île en coupe réglée au grand dam des Siciliens, sidérés par la violence et les débauches du personnage. Exactions, procès truqués, violence, corruption, malversations, extorsions, affaires de mœurs… Personne n’est à l’abri de Verrès, comme le malheureux Heius, contraint de lui vendre de splendides sculptures pour une somme dérisoire. Ou Sopater, un magistrat de Syracuse que Verrès fait attacher nu à une statue au centre du forum, en plein hiver, dans la pluie et le vent, pour le punir de lui avoir refusé une œuvre d’art. Ou surtout Publius Gavius, Sicilien que Verrès accuse sans l’ombre d’une preuve d’être un espion de Spartacus, qu’on soupçonne alors de vouloir passer en Sicile avec ses troupes. Jeté en prison, l’homme est torturé puis crucifié – un supplice infâmant plutôt réservé aux esclaves. Le pauvre a beau s’égosiller « civis romanus sum ! » (« je suis un citoyen de Rome ! »), rien n’y fait.
Exaspérées, les cités de Sicile finissent par envoyer une ambassade à Rome. Leur rapport est si accablant que les autorités décident enfin d’agir. Verrès est rappelé à Rome et une enquête commence. Elle débouche sur un procès célèbre, qui va lancer la carrière politique d’un avocat de 36 ans, Marcus Tullius Cicero. Plus connu sous le nom de Cicéron.
Verrès vs. Cicéron
L’affaire s’engage dans un contexte bien particulier, sur fond de lutte pour le pouvoir entre les optimates, ces familles de l’aristocratie traditionnelle, et les populares – pas des pauvres, loin de là, mais des hommes issus d’une sorte de bourgeoisie enrichie dans le commerce ou le foncier. Leur nom n’est rien comparé à celui des sénateurs, mais ils cherchent à obtenir leur part du pouvoir depuis quelques décennies déjà. Dès lors, le procès devient aussi le symbole d’une lutte entre ces « hommes nouveaux » – dont Cicéron – et une aristocratie à qui l’avocat va se faire un plaisir de tailler un costard, l’accusant à travers Verrès de débauche, d’avidité, de gloutonnerie, d’égoïsme…
En face Verrès aligne la fine fleur des avocats de son temps. Pour l’emporter, Cicéron sait qu’il doit frapper vite et fort : Verrès a tout intérêt à repousser le procès en attendant la nomination de juges plus favorables – deux amis déjà élus, mais qui doivent attendre quelques mois pour entrer en fonction.
Cicéron attaque avec une précision et un talent oratoire qui restent aujourd’hui encore comme un modèle de plaidoiries, conservées sous le nom de Verrines (In Verrem en latin, « contre Verrès »). En deux semaines, il fait défiler des centaines de témoins et produit des témoignages accablants, venus de toute la Sicile et d’ailleurs : veuves éplorées, prêtres volés, héritiers spoliés, pères en deuil…
Cicéron en fait d’ailleurs des caisses et ne recule pas devant des attaques moins élégantes comme lorsqu’il se moque du nom de Verrès (« le porc », littéralement). Pourtant, les faits sont si accablants que Verrès se fait porter malade avant de fuir de toute urgence à Marseille, emportant avec lui une partie de sa fortune.
Symboliquement, la victoire est totale. Pourtant, Verrès ne sera jamais puni : il vivra tranquillement 17 ans de plus sans jamais être inquiété. Une once de morale tout de même : c’est paraît-il pour avoir refusé de céder quelques vases luxueux à Marc-Antoine, au lendemain de la mort de César, qu’il finira assassiné au cours des troubles qui suivirent l’assassinat de César.
Reste à savoir si Verrès fut une exception – et il semble malheureusement que non. Jusqu’à son procès au moins, l’idée qu’une charge publique soit un moyen de s’enrichir ne semble pas choquer grand monde chez les optimates. Surtout hors d’Italie, loin des regards d’une population parfois prompte à s’échauffer devant les turpitudes des puissants. Une tendance que déplorait déjà 60 ans plus tôt l’un des Gracques, reprochant aux patriciens nommés dans les provinces de « partir avec des amphores pleines de vin pour les rapporter pleine d’argent ».