Du burkini aux valeurs de la République en passant par la récurrente question des racines chrétiennes, la campagne présidentielle semble bien partie pour faire de la laïcité un point de crispation particulièrement sensible. Chacun accommodant la laïcité à sa sauce, il devient difficile de s’y retrouver. Pour tenter d’y parvenir, ce blog replonge 111 ans plus tard dans les débats parlementaires qui débouchèrent sur l’une des lois les plus célèbres de l’histoire de France.
Rappel des épisodes précédents
France, fin du 19e siècle. Depuis 1801, l’Hexagone vit sous le régime du Concordat signé entre Bonaparte, encore premier consul, et le pape Pie VII. Pour faire court, le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français » ; les prêtres sont rémunérés par l’État qui se réserve le droit de nommer les évêques, avec l’accord du Vatican. Les autres religions présentes – le protestantisme et le judaïsme – sont pour leur part encadrées par des décrets de 1808.
Pourquoi changer ?
Un siècle plus tard, le Concordat a du plomb dans l’aile dans une France largement bouleversée par la révolution industrielle - et républicaine depuis 1870. En brossant à gros traits, on pourrait dire que la classe ouvrière, en pleine explosion démographique, est peu présente à l’église au même titre que les fonctionnaires et les employés. Si le monde paysan reste en moyenne plus attaché à la religion, des régions entières se sont progressivement coupées du catholicisme, qui reste en revanche bien présent dans l’armée et au sein d’une bourgeoisie souvent conservatrice, attachée à la défense d’un ordre social qu’incarne une Église qui s’est largement mêlée de mœurs et de politique au cours des trois dernières décennies.
L’étincelle
Pour toute une partie de la classe politique, l’Église est clairement perçue comme l’ennemie d’une IIIe République qui n’a jamais qu’une trentaine d’années d’existence. Aux yeux du camp anticlérical, elle est clairement l’ennemi d’un régime qu’elle n’a jamais vraiment accepté. Pour eux, la République ne saurait être tranquille sans couper les ponts avec l’Église.
L’élection du pape Pie en 1903 renforce leurs craintes. Réputé rigide, le Saint Père s’oppose frontalement à certaines décisions de l’exécutif français. La tension monte et les relations diplomatiques sont rompues en 1904. Situation inédite : la République française rémunère les ministres d’un culte dont le chef suprême ne veut plus rien avoir à faire avec la France... En octobre 1904, le camp socialiste, emmené par Jaurès, fait pression sur les radicaux pour étudier le principe d’une séparation de l’église et de l’État.
Un plan Briand
Dirigée par le breton Aristide Briand, une commission parlementaire se met à plancher sur un projet. Si ce proche de Jaurès, athée convaincu, est persuadé de la nécessité de priver l’Église de toute influence sur la chose publique, il ne croit pas pour autant à une loi de combat. Loin des outrances d’une partie de son camp qui voit dans toute messe « une mascarade de sorciers et de charlatans », il veut trouver une majorité sans humilier l’Église et les croyants. Bref, Briand veut concilier l’intérêt de l’État et le souci de la liberté de conscience. Le tout résumé dans une formule : « une église libre dans un État libre ».
Aristide Briand, au second plan derrière sa moustache
Appuyé par trois collaborateurs qu’il choisit respectivement de confession catholique, juive et protestante, Briand travaille à fusionner la multitude d’avant-projets étudiés par la Commission. En janvier 1905, la chute du gouvernement Combes n’arrête pas la machine parlementaire : le 17 mars, les 45 articles du projet initial sont présentés aux députés, précédés d’un exposé historique de …100 pages, consacré à la longue l’histoire des rapports tendus entre le pouvoir politique et l’Église. En creux, une conclusion : la séparation est la meilleure solution pour tout le monde.
Quatre mois et demi de débats
Évidemment, tout ne va pas de soi : pendant dix-huit semaines, le débat enflamme le Parlement et le pays tout entier. A la tribune, Briand se dépense sans compter, au point d’y briser plus d’une fois sa belle voix grave. Aux catholiques qui craignent le retour de persécutions religieuses comparables à celle de la Révolution, il fait valoir que son projet est un rempart contre une loi plus radicale. A la gauche, il affirme que son projet garantit « la pacification des esprits ». Jaurès le suit, affirmant à la tribune sa volonté de faire « œuvre de sincérité et non de brutalité ». Le même s’opposera plus tard à « l’intransigeance laïque » des anticléricaux les plus durs.
La dureté - et parfois la violence - des joutes oratoires conduit à certaines envolées qui valent aujourd’hui leur pesant de cacahuètes, comme celle d’Allard, un député socialiste : « L’Église est essentiellement hostile à tout progrès et à toute civilisation (…) Il y a incompatibilité entre le catholicisme et tout régime républicain ». Soit très exactement ce que pensent aujourd’hui certains de l’islam… Briand, lui, se fait un plaisir de répondre qu’il défend une loi de séparation de l’Église et de l’État et non d’une suppression de l’Église. Et de conclure : « Vous voulez faire une loi qui soit braquée sur l’Église comme un revolver ? Vous serez bien avancés ! »
Impérative union
C’est en grande partie le contexte international qui accélère la marche vers l’adoption : en mars, des troupes allemandes ont débarqué au Maroc pour faire pression sur la France, qui souhaite en faire un protectorat. Le risque de guerre n’est pas loin impossible dans ces conditions de courir le risque de casser l’unité du pays.
Pied à pied, article par article, les députés progressent et adoptent les célébrissimes articles 1 (« la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public » ) et 2 (« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (…).
Le 3 juillet 1905 à 23 heures, après quelques derniers débats un poil surréalistes à ce stade (un député socialiste propose de laïciser Noël en faisant du 25 décembre une « fête de la famille »), la loi est adoptée par 341 voix contre 233. Briand a rassemblé plus largement que prévu. Il a réussi à recueillir l’approbation de l’extrême gauche, même si cette dernière voit dans la loi « une loi provisoire, étape vers la laïcisation intégrale ». Il peut enfin conclure : « (notre majorité) a accordé aux catholiques tout ce que raisonnablement pouvaient réclamer vos consciences : la justice et la liberté. » Le Sénat suivra le 6 décembre sans grandes discussions.
Et après ?
En 1921, Briand réussira un autre tour de force : renouer les relations diplomatiques avec le Vatican, finalement convaincu que la séparation de 1905 lui redonne une pleine autorité sur les nominations de ses évêques. Et donc une totale indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, loin du gallicanisme du Concordat.
Modifiée sur des points mineurs à neuf reprises depuis, la loi de 1905 reste un des textes fondateurs de la République, avec celle de 1881 sur la presse ou de 1901 sur les associations.
Les partisans d’une modification du texte avancent que la religion musulmane n’existait pas ou peu s’en faut en France en 1905. C’est exact. Mais ce serait oublier d’une part la nature profonde d’un texte équilibré et modéré, d’autre part la nature identique des reproches fait hier à l’Église catholique.