Panem et circenses, c’est-à-dire ?

Tout le monde n’est pas ravi de voir la France accueillir l’Euro 2016. Au-delà du spectacle désolant offert par les hooligans, beaucoup critiquent un spectacle à leurs yeux destiné à abrutir les masses ou à les détourner d’autres sujets plus graves ou plus sérieux. Sur les réseaux sociaux comme dans les discussions revient alors tôt ou tard une locution latine qui fleure bon ses pages roses : panem et circenses, « du pain et des jeux (du cirque) ». L’occasion rêvée de revenir sur l’origine d’une phrase qui n’a pas pris une ride.

D’où vient l’expression ?

De Juvénal, poète du temps de Trajan et grand fournisseur de pages roses devant l’éternel. Le très caustique Juvénal avait en horreur la Rome de son temps et s’il ne poussait pas le culot jusqu’à critiquer nommément l’empereur, il nous a laissé des Satires d’une réjouissante méchanceté.

Il y attaque à peu près tout ce qui bouge. A ses yeux, tous les Romains - et les Romaines - sont pourris jusqu’à la moelle par leurs vices, leurs méchancetés, leur richesse mal acquise et les religions barbares. C'est bien simple, Rome toute entière n’est plus que l’ombre d’elle-même dépravée, sans nerf, alanguie et débauchée. Bref, Juvénal est un ronchon professionnel qui pour décrire cette atmosphère décadente écrit ceci :

« Ces Romains si jaloux, si fiers (…) qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque. »

Autrement dit, pour Juvénal, rien de plus simple que de s’assurer la paix sociale : il suffirait de s’assurer que Rome mange à sa faim et se distraie suffisamment pour ne pas se poser de questions. La critique politique, quoiqu’indirecte, est à peine voilée : Juvénal attaque la manière dont le pouvoir impérial exploite deux dimensions essentielles de la vie dans l’Empire pour flatter le peuple et s'attirer sa bienveillance : les distributions de pain et l'organisation de jeux.

Nourrir et amuser

Côté jeux, difficile de donner tort à Juvénal qui a grandi au temps où le fameux Colisée sortait de terre, avec ses 60 ou 70 000 places.

Inscrit dans la tradition romaine depuis les temps étrusques, les « Ludii » étaient déjà fréquents sous la République avant de littéralement exploser sous l’Empire, qui proposera jusqu’à 175 jours de jeux par an. Aux fameux combats de gladiateurs – pas si fréquents  – s’ajoutaient des chasses, une petite exécution pour le principe, des drames et surtout des courses de char.  300 000 spectateurs pouvaient se rassembler deux ou fois par semaine au bas mot dans les gradins du Cirque Maxime,  une institution déjà ancienne au temps de Juvénal et l’édifice sportif le plus vaste jamais construit. Et y passer littéralement leurs journées, bien calés à la fraîche entre Romains de toutes les couches sociales, de tous les âges et tous les sexes. On y pariait, on y mangeait, on y buvait, on y draguait et on devait probablement déjà critiquer à peu près tout le monde, des cochers aux entraîneurs.

Côté pain, le tableau est un rien différent. Depuis Auguste, la distribution gratuite de céréales concerne bien 200 000 personnes dans une ville qui en compte autour d'un million d'âmes. Mais c’est moins un cadeau qu’un service public d’aide aux plus pauvres, qu’on retrouve d’ailleurs dans d’autres villes de Méditerranée comme Antioche ou Alexandrie. Bref, un service de protection sociale essentiel pour éviter des émeutes ou des attaques sur les entrepôts de la ville, surveillés comme du lait sur le feu par un service spécialisé, l’annone, dirigé par un préfet particulier.

Un long héritage

Pour ceux qui se sont passionnés pour l’intrigue de la série de livres et de romans Hunger Games, le mot panem dit forcément quelque chose : c’est celui de l’état fondé sur les ruines de l’actuelle Amérique du Nord et  gouverné depuis le Capitole (tiens tiens…) par le président Snow. Lequel a organisé les fameux jeux de la faim, où des jeunes gens s’affrontent à mort dans une gigantesque arène sous le regard de toute la population. Et sans spoiler, disons qu’un des principaux héros est boulanger et que la référence au pain est récurrente dans la série.

Bref : une référence de plus à la bonne vieille locution latine, et une preuve supplémentaire de sa puissance de frappe sémantique. Les premiers chrétiens déjà, dans l’Empire romain, avaient repris la formule de Juvénal pour appeler à la fin des jeux du cirque. Bien longtemps avant Goscinny et Uderzo, qui ont le culot de coller la devise… en plein amphithéâtre, juste au-dessus de César.

Astérix

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu