En annonçant dans la nuit de vendredi à samedi l’entrée en vigueur de l’état d’urgence en réponse aux attentats du 13 novembre, François Hollande place le pays dans une situation qu’il n’avait plus connue à une telle échelle depuis la guerre d’Algérie. Retour arrière.
L’état d’urgence, c’est quoi ?
Un ensemble de dispositions exceptionnelles, conçues pour répondre à une situation qui ne l’est pas moins pour la sécurité du pays et de ses habitants. Il répond à un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ou à des événements d’une nature et d’une gravité suffisamment importante pour pouvoir parler de « calamité publique » - ce sont les termes exacts de la loi, modifiée pour la dernière fois en 2011.
Concrètement, la loi du 3 avril 1955 permet aux préfets de prendre des décisions qui restreignent certaines libertés, notamment celle d’aller et venir : zones interdites, lieux publics inaccessibles, annulations d’événements publics, sportifs, culturels, éventuels couvre-feux… Il est également possible de contraindre des restaurants, des bars ou des salles de spectacle à fermer leurs portes. Les préfets peuvent également réquisitionner des moyens privés au service de l’action publique. Sans compter quelques babioles comme celles que décrit l'article 11 : "Habiliter les mêmes autorités à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales."
Oui, quand même : ce n'est pas tout à fait une mesurette, et pour cause : historiquement, la loi d’avril 1955 s’inscrit dans le contexte de la guerre d’Algérie – les « événements », dans le discours politique de l’époque. De 1955 et 1962, l’état d’urgence sera mis en place à trois reprises.
Une loi de la IVe République…
La loi sur l’état d’urgence est née dans un contexte d’aggravation du conflit algérien qui avait débuté en novembre 1954. À l’envoi de 100 000 hommes en Algérie – notamment dans les Aurès - répond un afflux massif de combattants indépendantistes dans les rangs de l’Armée de Libération Nationale algérienne. C’est l’époque où François Mitterrand, ministre de l’intérieur jusqu’en février 1955, déclare que « l’Algérie c’est la France » avant de tomber avec tout le gouvernement Mendès-France, remplacé à la présidence du Conseil par Edgard Faure dans cette IVe République qui n’a plus que quelques années à vivre. C'est ce dernier qui propose la création d'un nouveau cadre juridique, l'état d'urgence.
Le projet de loi ne fait pas l’unanimité : une partie des parlementaires parle de mesure de circonstance, votée dans la précipitation : une « loi scélérate », une « loi de la terreur », un « état de siège fictif aggravé », estiment ainsi des députés communistes et socialistes. Le projet est pourtant adopté et aussitôt appliqué sur tout le territoire algérien, pour une durée de douze mois.
Elle est à nouveau mise en œuvre en mai 1958, dans un contexte délétère : le putsch d’Alger, le 13 mai 1958, menace la constitution d’un gouvernement dirigé par Pierre Pflimlin dans le but d’imposer à tout prix un changement de politique et le maintien d’une Algérie française. À court terme, sa conséquence la plus directe est le retour aux affaires du Général de Gaulle. À long terme, cette arrivée s’accompagne de la fin d’un régime et de l’instauration de la Ve République, le 4 octobre 1958.
Dans ce contexte, l’état d’urgence est mis en œuvre à compter du 17 mai et pour trois mois, cette fois sur l’ensemble du territoire. C’est le premier précédent historique équivalent à la mesure mise en place cette nuit par François Hollande.
… Dont la Ve s'est accommodée
Une deuxième mesure équivalente sera mise en place en 1961, suite au putsch des généraux – à ne pas confondre avec le putsch d’Alger intervenu trois ans plus tôt [1]. Conduit par quatre généraux, il vise une fois encore à enrayer la politique mise en place par l’exécutif, qu’ils considèrent comme une politique d'abandon de l'Algérie française. Cet épisode, également valable sur tout le territoire métropolitain, est le second et dernier exemple d’un état d’urgence d’une ampleur comparable à celui qui vient d’entrer en vigueur. C’est aussi le plus long : il sera prolongé deux ans, du 23 avril 1961 au 31 mai 1963.
Depuis, la mesure n’est entrée en vigueur que deux fois et sur des portions limitées du territoire : en décembre 1984, François Mitterrand décrète l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, dans un contexte de lutte armée entre l’État et les partis indépendantiste. Détail étonnant : le RPR, ancêtre de Les Républicains, saisit le Conseil constitutionnel : à ses yeux, l’état d’urgence n’est pas constitutionnel. Le Conseil rejettera la demande, considérant que la loi est compatible avec la constitution de la Ve République.
En 2005, la droite au pouvoir semble en tout cas considérer que l’état d’urgence ne pose plus de problème constitutionnel puisque Dominique de Villepin et Jacques Chirac le mettent en œuvre dans le contexte des émeutes de novembre et décembre. La mesure, limitée à 25 départements, date de dix ans, presque au jour près et permet notamment la mise en place de couvre-feux, mesure qui ne sera effective que dans quelques quartiers.
Dans les douze jours, la mesure prise hier par décret devra passer par le vote d'une loi pour se prolonger. C'est tout le sens de la réunion du Congrès par François Hollande au cours de la semaine prochaine. Reste à savoir pour combien de temps ce régime exceptionnel, en vigueur pour la sixième fois depuis sa création, sera appliqué.
___________
[1] Ce n’est pas facile à suivre ? C’est normal : une partie des généraux impliqués sont les mêmes, à trois ans d’écart...