Trois best-sellers qui faillirent passer à la trappe

Pas loin de 600 romans, dont 68 nouveaux auteurs : la rentrée littéraire 2015 inonde une fois encore les librairies. Quant aux déçus refusés par les maisons d’édition, qu’ils se consolent : ce ne serait pas la première fois que de futurs best-sellers sont retoqués. La preuve par l’exemple.

Le Journal d’Anne Frank

Le livre

On ne présente plus les mémoires d’Anne Frank. Écrit à Amsterdam pendant la Seconde guerre mondiale, ce journal intime relate jour après jour les angoisses, les espoirs et les bouleversements d’une jeune fille qui avait le malheur d’être née juive dans l’Allemagne nazie. Réfugiée en Hollande occupée, sa famille vécut cachée plusieurs années avant d’être finalement dénoncée et déportée dans le camp de concentration de Bergen-Belsen. Anne y meurt au printemps 1945, à quelques semaines de la libération du camp – comme tous les siens : seul son père, Otto, lui survivra. À Amsterdam, un ami lui remet le journal écrit par sa fille, morte à 15 ans ; bouleversé, il décide de le rendre public – non sans couper quelques pages peu aimables pour la mère d’Anne…

Le loupé

Malgré le soutien des historiens qui commencent à travailler sur l’occupation nazie dès le lendemain de la guerre, Otto Franck essuie plus de quinze refus successifs avant de parvenir à le faire publier par un éditeur hollandais, sous le titre « L’annexe », qui fait référence à la pièce cachée, occupée par la famille Frank dans la maison d’Amsterdam qui abrite aujourd’hui le musée Anne Frank. Ce n’est qu’en 1950, avec l’édition américaine préfacée par l’ex-First Lady Eleanor Roosevelt, que le livre connaît un succès inouï – 30 millions d’exemplaires à ce jour, en plus de 70 langues. Et Anne Frank devient pour toujours le symbole d’une jeunesse broyée par la machine génocidaire.

La Ferme des animaux, de Georges Orwell

Le livre

150 pages à peine, contre les 438 de 1984, sorti trois ans plus tard : la Ferme des animaux est un roman court, rédigé par Orwell pendant la Seconde Guerre. Présentée comme une fable – il décrit une fable où les animaux prennent le pouvoir, chassant les hommes en promettant la mise en place une société strictement égalitaire, l’intrigue est surtout une attaque directe, franche et impitoyable contre la révolution russe et le régime stalinien. Une attaque d’une ironie mordante, illustrée par la fameuse règle n°7 (« Tous les animaux sont égaux ») corrigée avec le temps d’un « …mais certains sont plus égaux que les autres ».

Le loupé

Orwell est loin d’être un inconnu lorsqu’il cherche à faire publier son roman en 1944. C’est un écrivain et un intellectuel reconnu, de gauche, mais qui a entamé depuis longtemps sa critique du communisme soviétique. Le hic ? 1944 n’est pas tout à fait la bonne idée pour taper à bras raccourci sur le camarade Staline. La guerre n’est pas finie et l’URSS est après tout un acteur essentiel au sein des Alliés. Résultat ? Personne n’a le courage de publier la Ferme des animaux… D’autant que le Ministère de l’Information britannique, consulté par les éditeurs, déconseille formellement l’édition d’un tel roman dans un pareil contexte. Et plus précisément son n°2, Peter Smolett – qui sera plus tard identifié comme… un espion soviétique. Ce n’est que 16 mois plus tard, en août 45 et près la fin de la guerre, que le roman trouvera enfin un éditeur : la guerre froide commençait doucement….

Harry Potter à l’école des sorciers, de J. K. Rowling

Le livre

Inutile de revenir sur le sorcier le plus célèbre de la littérature, mais quelques chiffres tout de même : 420 millions d’exemplaires vendus dans 140 pays et en 73 langues (dont le breton)… Films et produits dérivés compris, la série (disons la franchise) Harry Potter a rapporté 25 milliards de dollars – oui, milliards, ce n’est pas une coquille et ça représente à peu près l’équivalent du PIB du Cameroun ou de la Bolivie. Et fait de J. K. Rowling le premier auteur milliardaire de l’histoire.

Le loupé

L’anecdote est célèbre, mais exacte : en 1996, au moment où J. K. Rowling envoie son manuscrit aux éditeurs anglais, elle vit de prestations sociales et connaît dans une situation financière plus que compliquée. Trop fauchée pour pouvoir photocopier son manuscrit, elle en est même réduite à deux reprises à… le retaper entièrement. Elle recevra tout de même… douze refus, tous justifié par la même raison : le roman est bien trop long pour un livre pour enfants[1]

Un rien déprimée, J. K. Rowling décide alors de passer par un agent choisi au pif dans l’annuaire, Christopher Little. Lequel a le nez creux e s’empresse d’alerte la moitié de Londres et … Ah non : il balance le manuscrit à la corbeille – avant de se raviser sur les conseils d’une assistante dont l’œil avait été attiré non par le texte, mais pas les illustrations de J.K Rowling. Le manuscrit continuera à faire un bide pendant plusieurs mois jusqu’à ce que Nigel Newton, le patron de Bloomsberry Publishing, accepte enfin de le lire – ou plutôt de le faire lire à sa fille de 8 ans, qui ne lâchera pas le roman de la nuit. Le destin du livre est lancé…

Bonus track : les plus beaux ratages de Gallimard

Toutes les maisons d’éditions ont leurs doses de manuscrits ratés, mais j’ai une affection particulière pour Gallimard dont certaines cagades font figure de légende. La preuve par quatre :

  • Du côté de chez Swann, Marcel Proust : c’est André Gide qui reçut le roman, en 1912. Et le retourna environ 45 secondes plus tard, après avoir lu une page 62 entièrement consacrée à la description d’une tisane de tilleul. Proust publiera son livre à compte d’auteur chez Grasset, avant que Gaston Gallimard ne rachète les droits et les exemplaires….
  • Autant en emporte le vent, Margaret Mitchell : convaincu que la guerre de Sécession n’intéressera strictement personne, Gallimard refuse d’acheter les droits de ce (très) gros pavé en 1936, finalement acquis par Hachette. Là encore machine arrière un peu plus tard ; Gallimard rachète le contrat – et vendra un million d’exemplaire du roman.
  • Au château d'Argol, Julien Gracq : au printemps 1938, un certain Louis Poirier dépose son manuscrit chez Gallimard sous le pseudonyme de Julien Gracq. La réponse est violente : « terriblement ennuyeux ». Gracq se tournera cher José Corti – et n’en sortira plus jamais, sauf pour rejoindre La Pléiade… Voilà comment on loupe un futur Goncourt – ou presque, puisque Gracq refusera le prix.
  • Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline : expédié en 1932 à Gallimard par le Docteur Destouches, dit Céline[2], le Voyage est refusé au motif que ce « roman communiste » est « écrit dans un français argotique un peu exaspérant ». Céline, après ses légers soucis d’après-guerre, reviendra finalement chez Gallimard en 1951 – au prix fort : il obtiendra des droits d’auteurs sidérants de 18 %, soit deux à trois fois la moyenne. De quoi faire se venger de ce « désastreux épicier » de Gaston Gallimard…

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[1] Le livre fait 300 pages environ. Les éditeurs n’avaient encore rien vu : le cinquième tome, l’Ordre du Phénix, en compte pas loin de 800. Et l’ensemble de la série dépasse les 5 000 pages.

[2] Avec sa modestie habituelle, Céline ajoute dans sa lettre que son livre est « du pain pour un siècle entier de littérature, le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil »… Il le ratera pourtant à deux voix. Et obtiendra le Renaudot.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu