La tête du réalisateur allemand Friedrich Murnau, l’auteur du classique du film d’épouvante Nosferatu a disparu de sa tombe, selon Der Spiegel. Glauque – mais ce n’est pas une première. En 1977, c’est le corps entier d’un autre célébrissime réalisateur qui avait disparu. Retour sur le jour où deux pieds nickelés s’étaient mis en tête de dérober la dépouille de Charlie Chaplin…
Charlot est mort
Corsier-sur-Vevey, en Suisse est surtout connu en dehors des frontières suisses pour son cimetière. Et pour cause, il accueille un locataire célèbre : rien moins que Charlot, l’éternel vagabond du cinéma, qui y a trouvé sa dernière demeure. Charlie Chaplin, qui avait passé ses dernières années dans ce gros bourg du canton de Vaud, y mourut en 1977, le jour de Noël ; son enterrement, deux jours plus tard, fut un événement mondial à la hauteur de l’affection des spectateurs pour Charlot, couvert par les télévisions du monde entier.
À Lausanne, un réfugié polonais, Roman Wardas tombe sur ces images et en tire aussitôt l’idée du siècle – on n’a pas dit la plus maligne.
Kidnapper un mort, mode d’emploi
La grande idée de Wardas, c’est de se dire que la famille de Chaplin paierait probablement la forte somme pour obtenir la restitution du corps du réalisateur – à commencer par sa veuve, Oona. Le principe n’est d’ailleurs pas de lui : les journaux se sont récemment fait l’écho du cas d'un truand italien qui avait tenté de faire chanter une famille sur les mêmes bases, quelques mois plus tôt. Le raisonnement de Wardas est simple : plus le disparu est connu, plus le montant de la rançon exigée peut grimper… De quoi acheter le garage de ses rêves et repartir d’un bon pied dans sa nouvelle vie.
Aussitôt dit, aussitôt fait ou presque – le temps pour Wardas de se dénicher un complice, en l’occurrence un autre réfugié, Gantscho Ganey. Si Wardas se voit comme le cerveau de l’affaire, Ganey fait plutôt dans le muscle : l’équipe parfaite, en gros. Ensemble, les deux hommes se rendent au cimetière de Corsier-sur-Vevey dans la nuit du 1er au 2 mars 1978, dix semaines à peine après l’enterrement. Le coin, franchement paisible, est surveillé par deux chouettes et trois hiboux. Les deux hommes font basculer la pierre tombale facilement et creusent ensuite tranquillement pendant deux bonnes heures avant d'enfin dégager le cercueil de Chaplin. Ils filent ensuite rejoindre leur voiture, garée à quelques dizaines de mètres.
Décidément à l’aise avec une pelle, les deux complices décident de planquer le corps et… remettent Chaplin en terre dans un champ de maïs à deux pas du lac de Genève que Wardas connaît pour y pêcher régulièrement. Avant de refermer la tombe improvisée, les deux hommes prennent le temps de prendre quelques photos, destinées à appuyer leur demande de rançon. Un bien beau plan.
Émotion mondiale
Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’affaire fait grand bruit. La profanation de la tombe d’un homme aussi aimé soulève une vague d’émotion dans le monde entier – et d’hypothèses plus ou moins farfelues. On évoque la piste d’admirateurs anglais bien décidés à rapatrier le corps en Angleterre, son pays d’origine, celle d’un groupe d’extrême-gauche (pourquoi diantre d'extrême-gauche, alors ça…) ou d’organisations antisémites choquées de voir un comédien juif enterré dans un cimetière chrétien. Bref, ça part dans tous les sens, sauf le bon.
Après avoir laissé retomber le soufflé médiatique quelques jours, les deux pinpins finissent par mettre fin aux spéculations en contactant la veuve de Chaplin dont on imagine la réaction. Ce sera la fille du réalisateur, Géraldine, qui traitera au nom de sa mère traumatisée par l’abominable demande – et bien décidée d’ailleurs à ne pas payer pour le corps de son mari. D’abord parce que l’humour terriblement noir de tout ça ne lui échappe pas, une fois passé le premier choc, ensuite parce qu’elle redoute que céder à un tel chantage n’encourage d’autres criminels à menacer sa famille. Et question chantage, les deux complices n’y vont pas de main morte. Emballés par l’ampleur du scandale, ils réclament un million de francs suisses pour dévoiler l’emplacement de la tombe de fortune de Chaplin – et se font envoyer paître en beauté par la famille.
Dans le même temps, la police cherche à identifier les ravisseurs et fait lentement le tri entre les farfelus et les vrais auteurs du crime : le journal La Suisse a ainsi reçu l'appel d'un farceur qui réclamait ... 30 millions. Après plusieurs appels, Wardas envoie des photos et négocie à la baisse, allant jusqu’à revoir ses exigences à 150 000 francs suisses. Devant les refus de Géraldine Chaplin, Wardas perd son calme, s’emporte et menace tout simplement de tuer toute la famille…Bref, pète les plombs – et traîne un peu trop dans la cabine téléphonique d’où il appelle ; de quoi permettre aux enquêteurs de constater que les appels viennent de Lausanne - gag : les appels des ravisseurs sont régulièrement interrompus faute de petite monnaie...
Ça reste pourtant léger, et il faut affiner… La police finit par conseiller à Géraldine de faire mine d’accepter le deal. Ensemble, Wardas et la jeune femme conviennent de se rappeler le lendemain matin à une heure matinale pour fixer le détail de la remise de rançon. Pile le temps pour la police de flanquer sous surveillance les 240 cabines téléphoniques de Lausanne et de sauter sur Wardas lorsque ce dernier s’amène comme une fleur. Il donne rapidement son complice et avoue tout – reste à retrouver le cercueil, ce qui n’a rien de facile : après plusieurs semaines, ni Wardas ni son complice ne se souviennent exactement de l’emplacement de la tombe…
Une tombe de haute sécurité
En présence des deux suspects, conduits sur place dûment menottés, la police retourne le champ de maïs pendant des heures sans succès. Il faudra un détecteur de métaux pour enfin repérer la bière, grâce au métal des poignées. Le juge d’instruction fait ouvrir le cercueil et reconnait Chaplin - fin de l'enquête.
Une semaine plus tard, le corps de Chaplin réintègre le cimetière de Corsier-sur-Vevey, réaménagé entre temps : pour décourager de nouveaux profanateurs de sépulture, on coule une dalle de béton de deux mètres d’épaisseur au-dessus de Charlot. L’un de ses fils, Eugène, racontera plus tard : « En arrivant sur les lieux, ma mère n’a pu s’empêcher de penser : « Mince, si j’avais su qu’il était dans un endroit aussi merveilleux, j’aurais préféré qu’on ne le retrouve pas ». Elle pensait aussi à mon père, qui aurait sans doute voulu reposer en pleine nature plutôt qu’au cimetière. »
Oh, et les sanctions ? Mesurées, finalement. Les deux hommes furent condamnés respectivement à 4 ans et demi de réclusion et 18 mois avec sursis. Ils ont aujourd'hui 60 et 74 ans. A leur sujet, Jean-Daniel Tenthorey, le juge d'instruction de l'époque, indiquait récemment : "ce n’étaient pas des malheureux, ni des pauvres. Juste des gars qui avaient pensé se faire de l’argent facilement. Car vous savez, un mort ce n’est pas comme un vivant, c’est plus simple à garder en otage."