Rouvrir Cayenne, vraiment ?

En appelant à la mise en place d’une « justice d’exception » pour les Français partis combattre en Syrie dans les rangs de Daech, Nicolas Dupont-Aignan espérait probablement faire naître une de ces controverses dont il est friand. Et proposer de les expédier à Cayenne (« Je propose qu'on rétablisse à Cayenne un centre de détention qui permette d'isoler ces fous furieux ») n’a rien, mais alors rien d’innocent, compte tenu de la marque qu’a laissé le célèbre bagne dans les mémoires.

C’est où, Cayenne ?

En France, mais loin de la métropole. Plus précisément en Guyane – à quelques 7000 kilomètres de Nicolas Dupont-Aignan donc, ce qui contribue de toute évidence à le rassurer.

cayenne

Pourquoi associe-t-on Cayenne à la détention de détenus dangereux ?

Parce que c’est une vieille tradition. Dès la Révolution française, on y déporte des responsables politiques tombés en disgrâce,  à commencer par l’un des membres les plus connus du Comité de Salut Public, Collot d’Herbois, en mai 1795. Toujours mieux que la guillotine, vous me direz ? A voir : le fait qu’il y meure d’une fièvre le mois suivant en dit long sur ses conditions de détention… Il sera suivi par quelques 300 prêtres hostiles à la Révolution – les fameux réfractaires. La plupart mourront dans des conditions épouvantables.

L’apparition des premiers bagnes de Guyane, au sens précis du terme, s’explique de son côté par les effets secondaires de l’abolition définitive de l’esclavage par la France, en 1848. Les colons installés à Cayenne dans le commerce ou l’exploitation minière réclament à Paris des solutions alternatives. Et pour remplacer des esclaves, rien de mieux que les condamnés aux travaux forcés, ces détenus des bagnes de Brest ou de Toulon. Ils travaillent pour presque rien – et parfois fort bien, au grand dam des travailleurs libres qui y voient une forme de concurrence déloyale. Sous le Second Empire apparaissent alors une première série de bagnes qui permettent au passage à la métropole de se débarrasser des opposants politiques du moment – la Jeune République, en 1870, s’accommodera fort bien des geôles impériales. Tous sont déportés à l’autre bout du monde, et sans espoir de retour : même au terme de leurs peines, les bagnards se voyaient refuser pendant plusieurs années le retour en métropole – à vie, pour certains. Le bagne de Cayenne, le plus connu, a a été créé par Napoléon III en 1852 et fermera officiellement ses portes en 1946. En réalité, les ex-bagnards ne rejoindront la métropole qu’à partir de 1953.

Pourquoi le bagne de Cayenne reste-t-il un symbole aussi ancré dans la culture française ?

Si l’imaginaire collectif garde la mémoire d’un enfer sur terre, c’est probablement parce que Cayenne fut… eh bien, l’enfer sur terre.

A l’arrivée des premiers bagnards, rien n’était prévu ; leurs premières tâches consistèrent précisément à… bâtir leur propre prison. En l’occurrence, à Cayenne, trois baraquements (« Europe », « Afrique » et « Asie ») qui abritaient 4 dortoirs et 80 cellules environ.

Les conditions de détention sont inhumaines et la mortalité explose : maladies, agressions, mauvais traitements, dureté des travaux forcés… Les prisonniers sont réveillés à 5 heures, rangent leur case, puis travaillent de 6 à 11 heures : ils balaient les rues, désherbent des terrains, assèchent des marais, construisent des routes, vident des toilettes… De 11 à 13 heures, ils bénéficient d'une pause avant de reprendre le travail dans une chaleur souvent étouffante et humide et dans le bourdonnement des mouches.

Le pire, c’est la nuit. L’ordre qui règne alors est celui des bagnards eux-mêmes et pas des gardiens, avec tout ce qu’on peut imaginer de violences entre des prisonniers désespérés, éloignés de leurs proches et de leurs familles sans espoir de retour. Les viols sont fréquents, les rapports sexuels négociés aussi en dépit de leur interdiction pour « dépravation » : les gardiens attribuent aux bagnards les mentions PP ou PA, pour « pédérastes passifs » et « pédérastes actifs ».

Les gardiens eux-mêmes n’échappent pas à cette désespérance. Pour la plupart d’entre eux, se faire envoyer en Guyane était le résultat d’une sanction officielle ou officieuse. Très vite, le bagne de Cayenne gagne son surnom de « guillotine sèche », celle qui tue à petit feu au lieu de… trancher dans le vif du sujet, disons.

Ce ne sont en réalité pas les murs qui emprisonnent les bagnards : le bagne n’est pas une prison constamment fermée par une enceinte. Les bagnards sont très peu surveillés et peuvent facilement disparaître quelques jours à l’occasion d’un chantier quelconque – mais pour aller où ? Il faut trouver un canot, un passeur, des vivres et rejoindre un pays voisin par la côte. Impensable sans argent et sans relais, d’autant que la population dénonce les évadés contre récompense.  C’est la Guyane elle-même qui les retient. Ce qui n’empêche pas 20 % des détenus de tenter le diable. Et d’y laisser en général leur peau.

Qui étaient les bagnards de Cayenne ?

Victor Hugo et Jean Valjean sont passés par là et on garde l’idée qu’on pouvait se retrouver à Cayenne pour le vol d’une simple miche de pain. Eh bien c’est exact : si la plupart des bagnards ont été condamnés pour des crimes passibles des assises (meurtres, gros cambriolages…) la loi sur la relégation, en 1885, permet d’envoyer en Guyane n’importe quel délinquant, pourvu qu’il ait accumulé plus de quatre peines de prison en dix ans.

Cayenne accueille donc en un même lieu des criminels endurcis et de petits voleurs, souvent plus jeunes et moins « durs » que les premiers. Avec les résultats qu’on imagine : brimades, violences, rackets… A ces deux catégories s’ajoutent quelques femmes, souvent envoyées de métropole dans une perspective colonialiste : les tribunaux font valoir la possibilité de se marier et de s’installer comme fermières à la fin de leur peine. Ce qui est très, mais alors très rare : la plupart finissent servantes ou couturières. Dans le meilleur des cas. Je ne vous fais pas de dessin sur les autres options.

Enfin, la dernière catégorie de bagnard est celle des prisonniers politiques, dont le capitaine Dreyfus. Ils sont à part, installés sur les îles du Salut où les occupe à entretenir des jardins. Dreyfus, lui, sera transféré sur l'île du Diable où se trouve également une léproserie – ce qui lui vaudra de se faire accueillir d’un « Je préfère serrer la main de mes lépreux plutôt que la vôtre » par le directeur de l’établissement, pas franchement convaincu de l’innocence de son prisonnier.

Quand au fameux Papillon, de son vrai nom Henri Charrière, il s’agissait d’un détenu condamné pour meurtre, peut-être à tort d’ailleurs. Son surnom vient du papillon qu’il portait, tatoué sur l’épaule. Après des tentatives d’évasions en cascade, il finira par réussir et refera sa vie au Venezuela avant de publier le récit partiellement romancé de sa vie en 1968 – un best-seller vendu à plus de 12 millions d’exemplaire dans le monde. Et de se voir incarné au cinéma par Steve McQueen en 1973, l’année de sa mort.

Flatteur, mais pas sûr que ça compense les années passées dans l’enfer des bagnes de la République. Rouvrir Cayenne, vraiment ?

 

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu