Entre avaries et premiers abandons, la 10ème édition de la Route du Rhum est partie sur les chapeaux de roue. Si rien ne dit que l’un des navigateurs en lice battra le record de de 2006 (7 jours, 17 heures, 19 minutes et 6 secondes) ils peuvent légitimement espérer faire mieux que leur lointain prédécesseur Alfred Johnson, auteur en 1876 de la première traversée transatlantique de l’histoire.
T’as le bonjour d’Alfred
Pays de Galles, 12 août 1876 : un petit bateau de pêcheur entre dans le port en fin de journée. C’est loin d’être le seul, mais lui ne ramène pas de poissons. Il ramène en revanche Alfred Johnson, 29 ans, pêcheur de flétan de profession et présentement maigre comme un clou. Et pour cause : barbu jusqu’à l’exubérance, le chapeau fermement vissé sur le crâne, le bonhomme vient de se farcir 51 jours de mer et de réaliser ce qui est tout bonnement la première traversée de l’Atlantique en solitaire de l’histoire. Le plus dingue ? Il l’a menée à bien à bord de ça :
Voilà. Comparé à un multicoque d’aujourd’hui, disons que c’est… rustique.
Le morceau de bois ci-dessus s’appelle un doris. 6 mètres de long à peine, 1 mètre 70 de large au maximum. Un petit bateau de bois léger à fond plat d’origine canadienne, fin et très peu enfoncé dans l’eau. La plupart du temps, ça se mène à la rame, bien qu’on puisse déployer quelques voiles sur son petit mat. On l’utilise pour la pêche dans les estuaires ou à quelques encablures des côtes. Pas franchement pour une traversée de 5500 kilomètres.
Pari d’ivrogne
L’idée de traverser l’Atlantique tout seul comme un grand remonte à deux ans et à une partie de cartes entre marins, dans un des cafés de Gloucester, Massachusetts. La discussion – avinée – tourne ce soir-là autour des traversées de l’impossible et de la possibilité de relier la côte est américaine au vieux continent. Personne n’y croit sauf un petit pêcheur d’origine danoise qui annonce calmement que 1 / ça doit être faisable 2 / il se fait fort de le prouver. Une fois que tout le monde a bien rigolé, la tablée réalise qu’Alfred, aussi saoul soit-il, n’a jamais été aussi sérieux de sa vie en lançant ce défi à vous faire passer Phileas Fogg pour un randonneur du dimanche.
Ses amis passeront les deux années suivantes à tenter de lui expliquer qu’il ne pouvait s’agir que d’un pur suicide. Lui les passera à économiser 200 dollars, doit de quoi acheter son doris et l’équiper pour une traversée à haut risque. Le bateau, légèrement amélioré par rapport aux modèles de base, est doté d’un mât court soutenant une grand-voile à corne, d'une grande fortune carrée au vent arrière et d'un bout-dehors qui lui permet d’établir une trinquette et un foc*. C’est spartiate, d’autant qu’il n’y ajoute guère qu’une carte, un compas, un quadrant, quelques médicaments, un gros paquet de bouffe et d’eau potable ainsi que quelques bouteilles de whisky qui lui semblent tout à fait légitimes.
Têtu comme une mule en pleine crise d’adolescence
En deux ans, la rumeur a eu le temps de faire son œuvre : une sacrée foule se presse à 16 heures pétantes sur les quais de Gloucester, le 15 juin 1876, pour voir le brave Alfred partir au large avec sa b… sa boussole, voilà, sa boussole et son couteau. Le bateau est chargé jusqu’à la gueule, au point que le bord surmonte la baille de 50 centimètres à peine.
Après une escale en Nouvelle-Ecosse, Alfred reprend sa route – la même, en gros, que celle des grands navires à vapeur qu’il croise régulièrement. La plupart, persuadés d’avoir affaire à un naufragé, lui proposent leur aide. Macache : Alfred a une idée en tête et s’y tient. Ce qui ne l’empêchera pas, à mi-chemin de répondre à un capitaine allemand qui lui proposait son aide de répondre qu’un peu de whisky ne serait pas de refus. Ce qui fut fait. La solidarité des gens de mer, Mesdames, Messieurs, n'est pas un vain mot. Et puis après tout, si l'une des plus grandes courses transatlantiques du monde s'appelle la route du Rhum, rien d'étonnant à ce qu'un des grands ancêtres se soit tapé la course au whisky.
Stoïque ou pas, Alfred en voit tout de même de dures dans ce bateau qui ne lui permet même pas d'allonger les jambes. Il n’a rien pour se protéger des embruns et passe 51 jours à se prendre paquets de mer sur paquets de mer à travers la courge. Et pourtant : petit à petit, à raison de 70 ou 80 milles par jour, voilà notre Alfred qui grignote la distance, opiniâtre et têtu comme pas un. Jusqu’à ce qu’une nuit, un orage renverse son embarcation... Il a dû se croire bien perdu, le pauvre Alfred, à 2000 kilomètres de la première côte. Mais par miracle, il réussit à se retenir au bois de la coque, puis à monter dessus à califourchon, rêvant sans doute à tout ce bon whisky qui prend l’eau en dessous. Une vague arrive et remet le canot à l’endroit. Une partie des vivres est perdue, sa montre est noyée et la grand-voile a disparu. Une nouvelle rencontre avec un brick, cette fois, lui permettra de se refaire un peu la cerise 5 jours plus tard – mais pas d’abandonner, ça, jamais, d’autant qu’il apprend qu’il touche au but – ce fameux petit port du pays de Galles qu’il atteint donc le 10 août.
Et dont… il repart, deux jours plus tard : Alfred s’est juré qu’il toucherait un port anglais, pas gallois : c’est à Liverpool, 5 jours plus tard qu’il acceptera enfin de s’arrêter. 5500 kilomètres et 66 jours de mer en tout, achevés devant un public qui l’assourdit de vivats.
C’est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases.
Pendant quelques mois, Alfred expose son rafiot à Liverpool et répond aux questions des curieux. Il finit par amasser quelques sous, de quoi revenir à New York, en février 1877, mais cette fois à bord d’un paquebot sur lequel figure en bonne place son cher Centennial. Il arrive quelques semaines plus tard sous un déluge d’applaudissements et … Non, attendez : il arrive dans une indifférence totale. Tout le monde s’en cogne, de l’exploit du pauvre Alfred. Pas un journal n’écrira une ligne sur l'histoire...
Après avoir tenté de donner quelques conférences, Alfred comprend qu’il ne pourra jamais vivre de son exploit. Il décidera alors de retourner à Gloucester et y reprend tout simplement son métier de pêcheur. Quelques mois avant sa mort en 1927, un journaliste le rencontra pour recueillir ses souvenirs et lui demanda, forcément, ce qui avait bien pu motiver son voyage. Le taciturne Alfred, qu'on dirait tout droit sorti d'un roman de Saint-Exupéry, répondra avec une certaine sobriété : « I made that trip because I was a damned fool » (« J’ai fait ce voyage parce que j’étais un foutu cinglé »).
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*Au cas où vous vous poseriez la question : non, je ne comprends pas un traître mot de cette phrase.