Le Code Noir, ou l'esclavage légal

Entre la position adoptée par Franck Briffaut, le maire (FN) de Villers-Cotterêts et les tweets du député Thierry Mariani (UMP), la commémoration de l’abolition de l’esclavage du 10 mai s’est comme chaque année accompagnée de son lot de polémiques autour d’un sujet assez important pour mériter autre chose que l’instrumentalisation permanente. Et puisqu’en histoire, tout est document, c’est l’occasion de revenir sur un texte essentiel pour comprendre cette forme particulière d’esclavage que fut la traite et l’esclavage des Noirs par les puissances occidentales en général et par la France en particulier : le Code Noir.

Esclavages, avec un 's'

En estimant en substance que l’esclavage n’a rien d’une spécificité occidentale, Thierry Mariani attaque très directement la manière dont la France aborde la mémoire de l’esclavage, manière qu’il juge excessive. L’argument est simple : en gros, « puisque l’esclavage existe ailleurs, nous ne serions pas plus coupables que les autres, alors finissons-en avec l’autoflagellation ». Déclaration qui ne tombait pas hasard, quelques jours avant la journée de commémoration du 10 mai.

Le hic, c’est que Thierry Mariani 1/ enfonce une porte ouverte, et une porte qui n’a pas de chambranle 2/ fait en réalité mine de confondre deux choses. D’abord : oui, l’esclavage est une constante des sociétés humaines qu’on peut retrouver sur tous les continents et à toutes les époques, des civilisations mésopotamiennes aux sociétés précolombiennes en passant par à peu près toutes celles qui vous passent par la tête.

Le problème, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, on n’a à peu près rien dit et la question n’est pas là : l’esclavage grec ou romain n’est pas l’esclavage aztèque ou chinois. L’esclavage prend une ampleur et une forme spécifique à des contextes historiques, assez loin des phrases à l’emporte-pièce d’un député dont le relativisme affiché prouve surtout l’absence de toute culture historique. Et dans le cas de l’esclavage tel que l’ont pratiqué les puissances occidentales entre la Renaissance et les Lumières, cette ampleur est tout bonnement plus grande que celle de la plupart des autres formes que put prendre l’esclavage dans l’histoire : entre 1520 et 1867, les derniers travaux – sérieux, eux – fixent à plus de onze millions le nombre d’esclaves noirs déportés d’Afrique vers les colonies blanches d’Amérique, dans des conditions d’une dureté largement documentée.

Réguler et organiser

Ces esclaves, affectés à tous types de travaux, par leur maîtres, représentaient dans les différentes colonies une question compliquée pour les Etats occidentaux, préoccupés de voir les colons organiser la pratique et les usages de l’esclavage hors de tout fonctionnement juridique cadré – pas étonnant d’ailleurs, l’esclavage ayant été remplacé en Europe par le servage depuis plusieurs siècles.

Bref, la réalité de l’esclavage dans leurs colonies échappait en grande partie au contrôle des Etats.   Insupportable aux yeux d’un Louis XIV qui confia à Colbert, alors secrétaire d’Etat à la marine, le soin de réglementer et d’organiser l’esclavage. Colbert, dans une lettre, écrit :

«… Sa Majesté estime nécessaire de régler par une déclaration tout ce qui concerne les nègres dans les isles, tant pour la punition de leurs crimes que pour tout ce qui peut regarder la justice qui leur doit être rendue (…) »

Colbert, en ministre consciencieux, fit son travail : en 1685, la première édition (il y en aura deux) de « l’Édit du Roi sur la police de l'Amérique françoise », vite rebaptisé Code Noir et complété par d’autres règlements, vit le jour. Il était destiné à encadrer l’existence des esclaves des possessions françaises et à fixer les rapports entre eux et leurs maîtres.

Le Code Noir, c’est quoi ?

C’est un Code, donc un recueil de textes juridiques qui s’impose aux possesseurs d’esclaves et par ricochet aux esclaves eux-mêmes – par ricochet parce qu’est l’un des éléments fondamentaux du Code : les esclaves ne sont pas des êtres humains, pas même ces « outils animés » décrits par Aristote, mais des biens meubles dont on se partage l’usage et dont on peut hériter : « Art. 44 : Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté (…) et se partager également entre les cohéritiers… ». Ce qui n’empêche pas le Code noir d'imposer aux maîtres de baptiser les esclaves (sans leur poser la question, cela va de soi), de leur donner une éducation catholique et de les inhumer chrétiennement à leur mort.

Les esclaves ne sont pas dénués de personnalité juridique : ils peuvent posséder un pécule, se marier, se plaindre, etc. – et même témoigner en justice. Reste que cette personnalité est celle d'une personne mineure, plus restreinte que celle des domestiques et des enfants. (Art. 30… « en cas qu'ils soient ouïs en témoignage, leur déposition ne servira que de mémoire pour aider les juges à s'éclairer d'ailleurs… »

Le reste du Code fixe les règles de ce qui est autorisé ou non ; le paradoxe – et un indice assez sombre de la réalité des pratiques sur le terrain - c’est que le Code protège en un sens les Noirs de leurs maîtres, en leur interdisant notamment de les torturer. L’art. 27 prévoit même une forme d’aide pour les plus âgés : « les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres, et, en cas qu'ils eussent abandonnés, lesdits esclaves seront adjugés à l'hôpital, auquel les maîtres seront condamnés de payer 6 sols par chacun jour, pour la nourriture et l'entretien de chacun esclave. »

Il cherche indirectement à limiter l’utilisation des femmes comme esclaves sexuelles par leurs propriétaires, en obligeant ces derniers à les épouser si un enfant nait de ces rapports : « L’homme qui n’étant point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l’Église ladite Esclave, qui sera affranchie par ce moyen, & les enfans rendus libres & légitimes » (art.9)

Oreilles coupées, tendons tranchés

Un « progrès », alors ? Pas franchement. L’essentiel du Code est une litanie de contraintes et de violences… désormais reconnues, validées et établies par le droit :

  • Un enfant né de parents esclaves devient à son tour esclave, selon l'art 12.
  • Le mariage des esclaves est impossible sans le consentement des maîtres.
  • Le baptême leur est imposé, la pratique de leurs cultes interdite.
  • Les rassemblements d’esclaves sont interdits « à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet »
  • L’alcool leur est défendu.
  • L'esclave qui frappe son maître, sa maîtresse ou leur famille est puni de mort, par pendaison.
  • Pour les vols, les peines font du fouet à la corde, en passant par le flétrissage (la fameuse fleur de lys marquée au fer rouge et chère à Athos, moins à Milady)
  • Un esclave qui s’évade, s’il est repris, est essorillé (on lui coupe les oreilles) et flétri à sa première tentative. On lui tranche les tendons à la seconde. On le pend à troisième.

Etc.

Oh, le texte prévoit certes la possibilité pour un esclave d’être affranchi et même d’hériter de ses maitres. On l’a dit, il défend aussi la mutilation torture – du moins en considérant que la possibilité d’enchainer ou de marquer au fer rouge sa « possession » ne relève pas de la torture. Mais concrètement, bien des maîtres ne respectaient pas un Code qu’ils jugeaient probablement bien trop permissif.

En 1685, le Code Noir - spécificité bien française de l'esclavage - redonna en réalité une base légale à un esclavage disparu en tant que tel d’Occident depuis des siècles. Quant à ses visées "humaines", elles furent en réalité très peu suivies dans les faits. Difficile d'imaginer comment humaniser une pratique qui repose par nature sur la négation de toute liberté.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu