Le masque des Anonymous : histoire d’un symbole paradoxal

NSA, contrôle accru du web… Big Brother ne nous regarde peut-être pas, mais il a commencé à tourner la tête dans la bonne direction.  Signe de reconnaissance des Anonymous, le masque de Guy Fawkes est devenu ces dernières années l’un des emblèmes de la défense des libertés, numériques ou non – un rien surprenant quand on creuse l’histoire d’un des masques les plus célèbre du monde. Comment le visage d’un catholique anglais du 17ème est-il devenu le symbole quelque peu fourre-tout de l’anarchisme et de la lutte pour les libertés fondamentales ?

Londres, 1605

Pour en apprendre davantage sur le visage des Anonymous, il faut commencer par un retour en arrière de quelques siècles : bienvenue à Londres en 1605.  Et si l’histoire religieuse de l’Angleterre anglicane est un sujet exagérément rasoir, deux ou trois éléments de contexte ne sont pas inutiles.

Au cours des précédentes décennies, la Couronne anglaise a pris ses distances avec l’Eglise romaine, non sans se fâcher avec une bonne partie de sa population restée fidèle au culte catholique. Le règne d’Elisabeth Ière n’a rien arrangé : tortures, exils, brimades, procès… A sa mort en 1603, le catholicisme est marginalisé dans le royaume.

Une lutte de succession légèrement confuse plus tard, c’est Jacques 1er qui monte sur le trône. Le cher homme est terriblement ouvert : il préfère l’exil systématique des fauteurs de troubles à leur exécution (« Je serai heureux d'avoir à la fois leurs têtes et leurs corps séparés de cette île tout entière et emportés au-delà des mers »). Ceux qui restent s’achètent un semblant de paix religieuse au prix de quelques amendes et impôts spécifiques.

Pour les catholiques anglais exilés dans toute l’Europe, en Espagne en particulier, la situation est d’autant moins acceptable que leur objectif de restauration d’une monarchie catholique s’éloigne à vue d’œil. Parier sur le jeu des successions ? Hasardeux. Contrairement à ses prédécesseurs, le roi a des enfants. Le soutien d’une puissance continentale ? Depuis le bide total de l’Invincible Armada en 1588, plus personne n’est tellement chaud pour tenter une restauration par les armes.

Ne reste que le pari d’une déstabilisation massive du pouvoir, disons… l’assassinat du souverain – c’est là qu’apparaît un certain personnage promis à vivre des moments intéressants : Guy Fawkes.

La Conspiration des Poudres

Des complots destinés à faire la peau au roi Jacques, il y en a déjà eu quelques-uns en 1605 – tous ont échoué. Celui qui reste comme la Conspiration des Poudres détonne, c’est le cas de le dire, par son ambition.

Le groupe de conjurés, mené par un certain Robert Catesby, voyait grand : il s’agissait ni plus ni moins que de réduire en bas morceaux le roi, sa famille et la plupart des membres de la haute aristocratie d'un coup d’un seul, en faisant exploser le bâtiment de la Chambre des Lords, au cœur du palais de Westminster, à l’occasion de la session d'ouverture du Parlement.

Guy Fawkes, catholique exilé et ancien soldat spécialisé dans les explosifs, rejoignit les conjurés assez tôt. Lui et ses complices louent une cave située juste en dessous de la Chambre des Lords et commencent patiemment à entreposer un gros paquet de poudre pile sous les dignes miches des parlementaires. L’attentat, lui, est prévu pour le 5 novembre 1605.

Leur grand cœur perdit les conjurés : afin d’éviter la mort aux rares catholiques qui figuraient encore dans la liste des parlementaires, le groupe leur… envoya un courrier pour les prévenir d’un malheur imminent. Arriva ce qui devait arriver : l’un des Lords, pas fou, contacta les services du roi. Guy Fawkes fut arrêté in extremis, au matin du 5 novembre, alors qu'il s'apprêtait à mettre le feu à 36 barils de poudre.

Hanged, drawned and quartered

Torturé comme il n’est pas permis, Guy Fawkes donna ses complices et fut comme eux condamné à être « hanged, drawn and quartered » (« pendu, traîné et écartelé ») – des moments intéressants, vous disais-je.

Pour la petite histoire, c’est cette peine infâmante et cruelle, réservée aux régicides, qu’avait subi William « Braveheart » Wallace en 1305… Guy Fawkes eut plus de chance que Mel Gibson : le jour de son exécution, le 31 janvier 1506, il parvient à échapper à ses gardes brièvement, le temps de sauter la tête la première de l’échafaud et de se péter net les cervicales. Ce qui était à tout prendre nettement préférable au programme initial.

Depuis, le « Fifth of November » est restée une date marquante du folklore britannique, célébrée chaque année par des feux d’artifice et des feux de joie populaires. Au cours de la « Guy Fawkes Night », on y brûle des effigies du conjuré en papier mâché, préparées la veille par les enfants des écoles. A la tombée de la nuit, les mômes réclament aux passants « a penny for the guy », afin que ceux-ci se fendent d’une piécette pour récompenser leur travail.

Un masque de papier

Le curieux renversement de symbole qui a fait d’un catholique du 17ème siècle un poil jusqu’au-boutiste le symbole planétaire de la lutte pour la liberté est nettement plus récent.

Vers 1980, le scénariste Alan Moore travaille avec le dessinateur David Lloyd à un roman graphique post apocalyptique particulièrement noir. L’œuvre se situe dans l’Angleterre des années 90, passée sous la coupe du Commandeur Adam Susan à la suite d’une série de conflits nucléaires qui ont ravagé la terre entière. V pour Vendetta raconte la trajectoire de V, un homme masqué qui se lance dans une campagne impitoyable et (presque) solitaire, destinée à abattre le pouvoir et à rendre sa liberté à une population abêtie par 20 ans de propagande. L’ouvrage s’ouvre sur le premier attentat commis par V, lequel fait précisément sauter le Palais de Westminster.

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C’est David Lloyd, lassé de tourner en rond autour d’esquisses trop proches des clichés classiques des super-héros, qui eut l’idée de réutiliser la vieille tradition du Fifth of November. Il écrit dans une lettre à Alan Moore : « Je me demandais… Et si on en faisait un Guy Fawkes revenu d’entre les morts, avec le masque de papier mâché, le chapeau conique et la cape ? Il serait vraiment étrange, pour le coup. » Elégant, étrange et mortel gentleman, V est né.

Si la société de surveillance décrite dans V pour Vendetta doit beaucoup au 1984 d’Orwell ou au Fahrenheit 451 de Bradbury, c’est de l’aveur de Moore lui-même l’idée de David Lloyd qui donna réellement corps à l’une des plus magnifiques et des plus célèbres œuvres libertaires de la fin du siècle dernier. Graphique, romantique et sombre en diable, V devint le symbole d’une vendetta personnelle, sublimée en une lutte violente pour la liberté.

Ambigu, incroyablement riche en thèmes politiques et philosophiques, le roman est adapté en 2006 sur grand écran, au grand dam d’Alan Moore. Il y voit une trahison si fondamentale de son œuvre qu’il refusera de voir son nom apparaître au générique.

Symbole inversé

Trop tard : le succès du long-métrage démultiplie l’impact considérable d’une BD déjà culte. Un peu partout dans le monde, anarchistes et activistes s’emparent d’un masque, initialement utilisé comme signe de reconnaissance par le mouvement des Anonymous.  On le voit émerger sur les forums du web, sur Internet, dans les manifestations, pendant les révolutions arabes… Un peu partout il devient un symbole aux contours relativement flou. Celui de la lutte contre les excès du pouvoir ou de l’importance de préserver les libertés individuelles contre les tentatives des Etats.

Un tantinet paradoxal, compte tenu de la personnalité et des buts réels de Guy Fawkes : si lui et ses complices avaient bel et bien l’intention de renverser un pouvoir fort, c’était pour lui en substituer un autre qui ne s’annonçait guère plus tendre.

Autre malentendu, la Guy Fawkes Night. Ce qu’on célèbre traditionnellement au cours de la nuit en question, c’est bel et bien L’ECHEC du conspirateur. Absolument pas le symbole d’une lutte quelconque ou la justification de la lutte armée contre un pouvoir totalitaire. En témoigne la comptine qu’on récite cette nuit-là. Son premier paragraphe, très connu, est le suivant :

Remember, remember, the fifth of November,

Gunpowder Treason and Plot,

I see no reason why the gunpowder treason

should ever be forgot.

(Souvenez-vous, souvenez-vous du cinq novembre / Poudre à canon, trahison et conspiration/ Je ne vois aucune raison pour que la trahison des poudres/ Soit jamais oubliée) 

Le hic tient au paragraphe suivant, généralement oublié :

Guy Fawkes, Guy Fawkes,'twas his intent

To blow up the King and the Parliament.

Three score barrels of powder below,

Poor old England to overthrow:

By God's providence he was catch'd

With a dark lantern and burning match.

Holloa boys, holloa boys, make the bells ring.

Holloa boys, holloa boys, God save the King!

(Guy Fawkes, Guy Fawkes, avait l’intention / De faire sauter le Roi et le Parlement / Soixante barils de poudre dessous / Pour renverser la bonne vieille Angleterre / La Providence divine a voulu qu’il ait été attrapé / Avec une lanterne sourde et une allumette enflammée / Holà garçons, holà garçons, sonnez les cloches / Holà garçons, holà garçons, Dieu sauve le Roi !)

Ceux qui se regroupent derrière le masque de Guy Fawkes citent donc souvent un poème qui célèbre précisément l’échec d’un héros aux intentions peut-être moins proches des leurs qu’ils ne le pensent. De quoi rappeler que tout symbole est par nature ambigu…

Publié par jcpiot / Catégories : Actu