A 53 ans, Dennis McGuire est déjà le troisième condamné à mort effectivement exécuté aux Etats-Unis cette année. Comme dans de précédents cas, le mode d’exécution employé se trouve à nouveau sous le feu des critiques : loin de se faire dans des conditions humaines, si tant est qu’il soit possible d’exécuter humainement, l’injection administrée a mis plus de trente minutes à provoquer la mort, causant des souffrances manifestes. Une sorte de tradition américaine : la première exécution à la chaise électrique, en 1890, avait déjà tourné à la torture – sur fond de débats industriels…
La peine de mort d’accord, mais laquelle ?
Le 29 mars 1889, le jeune William Kemmler, colporteur illettré et alcoolique au dernier degré, tue un beau matin sa concubine à coups de hache, sans qu’on sache trop pourquoi. Abruti par l’alcool, semi-idiot, Kemmler traverse son propre procès sans comprendre le premier mot de ce qui est en jeu. Il est sans surpris condamné à mort dans l’Etat de New-York. Si l’exécution prévue, relativement banale dans l’Amérique de la fin du 19e siècle, va prendre un tour particulier, c’est pour des raisons qui dépassent de loin la simple affaire Kemmler.
Un double débat anime alors les Etats-Unis.
Le premier concerne la peine capitale - pas de confusion : la discussion ne porte pas sur la légitimité d'une peine de mort que personne ou presque ne remet alors en question. Il porte sur les conditions techniques : l’Amérique veut bien exécuter, mais cherche comment s’y prendre le plus humainement du monde, si j’ose dire - autrement dit sans souffrance. Une façon de suivre l’exemple français : la guillotine avait précisément été conçue pour tuer sans provoquer de souffrance physique (« Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point », d’après Guillotin lui-même).
La pendaison héritée de l’Angleterre a pour elle le poids de la tradition, mais les ratages se multiplient. Si le bourreau connaît son métier, la mort due à la rupture des cervicales est instantanée. Mal pendu, un condamné peut en revanche agoniser de longues minutes. Les spécialistes cherchent donc des moyens plus modernes de tuer un être humain. La guillotine est envisagée mais on repousse cette solution, trop salissante – je plaisante à peine, c’est bien le côté sanglant qui justifia le refus.Tout cela est barbare : la moderne Amérique veut un mode d’exécution propre et sans douleur. Hygiénique, froid, neutre, bref : une façon de tuer qui fasse bien légal… L’électricité tombe à pic : (relativement) récente, la découverte majeure du 19e a un côté parfaitement clinique, presque désincarné. Aussitôt dit, aussitôt fait : on indique à Kemmler, qui n’y comprend rien, qu’il sera le premier condamné exécuté par l’électricité. L’heureux homme.
Ce qui nous amène au second débat.
Alternatif ou continu ?
Dans les années 1890 se déroule une « guerre des courants » qui pour faire court, oppose Thomas Edison à Westinghouse. Le premier milite pour le courant continu (DC), le second pour le courant alternatif (AC). Eh oui : AC/DC… En jeu, rien de moins que l’équipement électrique de tous les foyers d'Amérique du Nord. Autant dire que lorsque l’’Etat de New-York annonce qu’il compte faire passer un courant de 1000 volts dans un monsieur, Edison fait des pieds et des mains pour que ce soit avec le courant alternatif préconisé par son concurrent…
En bon cynique, il voit dans l’exécution de Kemmler l’occasion de faire un peu de réclame au message clé qu’il martèle à longueur de temps : l’alternatif, c’est dangereux, la preuve, c’est qu’on va l’utiliser pour tuer un homme. Pour vous donner la mesure du côté dérangé d’Edison, il suffit de dire qu’il organisait alors depuis plusieurs mois une série de démonstrations d’électrocution sur des animaux, histoire de prouver qu’avec son cher courant continu, les animaux cobayes (de vrais chiens et de vrais chats) s’en tiraient sans dommage. Alors que le courant alternatif les expédie six pieds sous terre.
Surréalisme à l’américaine : tandis qu’Edison joue les lobbyistes dans tout l’Etat, Wedgehouse finance les avocats de Kemmler, lesquels contestent le mode d’exécution en arguant qu’il s’agit d’un « châtiment cruel et inhabituel » - exactement les arguments employés par les défenseurs du condamné exécuté hier dans l’Ohio. Malheureusement pour Kemmler, ils échouent.
Odeurs de viande brûlée
Au pénitencier, l’exécution se prépare : charpentiers, électriciens et bourreau travaillent à construire la première chaise électrique de l’histoire, celle dont l’image figure en tête de ce billet. Le 6 août 1890, à 5h00 du matin, on réveille Kemmler qui passe un costume, une chemise et une cravate. Le condamné prend son petit-déjeuner avec le plus grand calme, prie quelques instants puis se fait tondre une partie du crâne. A 6h38, Kemmler rentre dans la pièce où l’attendent 17 témoins et une seule chaise – il a de la veine, elle est pour lui. Toujours aussi calme, il prend la parole : « Messieurs, je vous souhaite à tous bonne chance. Je vais dans un bel endroit et je suis prêt à partir. »
Kemmler s’installe sans émotion apparente et sans se débattre. On l'attache à la chaise par plusieurs lanières. Des électrodes sont fixés au bas de la colonne vertébrale, par un trou découpé dans le tissu. Les aides lui en placent d’autres sur la partie rasée du crâne. Kemmler, toujours aussi docile, resserre sa cravate et demande au bourreau si tout est en ordre.
On humecte les éponges placées entre la peau de Kemmler et les électrodes. « Dieu vous bénisse, Kemmler », lui dit un docteur. « Merci » répond-il sous le masque qui lui cache les yeux. Les médecins passent dans le local technique. L’exécuteur, un certain Durston, dit au revoir au condamné, qui ne lui répond pas, cette fois. Durston rejoint les médecins et leur demande combien de temps il doit faire circuler le courant. 3 secondes, 10, 15 ? Quinze, décident les hommes de l'art. « C’est long », commente l’exécuteur.
Et il descend l’interrupteur.
1000 volts passent dans le corps de Kemmler, qui convulse violemment tout du long. Il a même droit à un petit bonus : 17 secondes passent avant que le courant ne soit coupé. Sur sa chaise, Kemmler s’affale. Son front et son nez sont brûlés, à vif. Deux médecins l’examinent et constatent le décès à haute voix - quand soudain, quelqu’un remarque qu’un peu de sang coule d’une blessure au pouce – et surtout, que Kemmler respire. Tout le monde s’écarte tandis qu'un médecin crie « remettez le courant, cet homme n’est pas mort ! »
Sauf que ce n'est pas possible : il faut d'abord recharger les accus… Ce qui prendra plusieurs minutes que Kemmler passe à baver et à râler de plus en plus nettement. On envoie cette fois un courant de 2000 volts pendant une minute entière. Le corps de Kemmler se cabre. Les vaisseaux sanguins du visage explosent sous la peau. Ses cheveux prennent feu, comme une partie de la peau du visage. De la fumée et une odeur de viande brûlée monte de la chaise. Les témoins hurlent de peur et de dégoût et se ruent sur la porte : parmi eux, quelques journalistes.
L’exécution à laquelle ils auront assisté aura pris en tout plus de 8 minutes.
Ça ne marche pas : généralisons le principe
Le lendemain, les manchettes des journaux sont relativement violentes. Beaucoup parlent d’une barbarie plus inhumaine que la pendaison, d’échec retentissant… Les médecins, eux, jurent leurs grands dieux qu’il ne s’agissait que de mouvements réflexes, que Kemmler n’a pas souffert – et ne convainquent bien évidemment personne. Wedgehouse, désespéré de cette publicité négative, s’exclamera : « ils auraient mieux fait d’y aller à la hache ! »
Malgré ce carnage, la chaise va devenir le mode d’exécution utilisé dans 18 Etats. Le bourreau de Kemmler exécutera personnellement 239 autres condamnés. Le nombre d’exécutions qui ont ainsi viré à la boucherie n’est pas racontable - celle d’A. Davis, en 1999, fut une catastrophe dont les images, qui circulèrent sur le web, déclenchèrent un scandale énorme, amenant la Floride à adopter l’injection létale après cette histoire.
Sept Etats américains la proposent toujours aux condamnés, comme alternative à l’injection.