Si l’annonce de la mise en circulation, en septembre prochain, d’un nouveau billet de dix euros s’inscrit dans le vieux cadre de la lutte en les Etats et les criminels, on ne saurait trop conseiller pourtant à la BCE de se méfier : les faux-monnayeurs ne sont pas toujours où on les attend. En témoigne le fait que la plus vaste entreprise de fausse monnaie de l’histoire contemporaine ne fut pas lancée par un groupe de malfaiteurs mais par un Etat entier, et pas n’importe lequel. Retour sur l’Opération Bernhard.
Fausse monnaie et guerre totale
La fausse monnaie, les Etats la détestent – jusqu’au moment où ils s’en servent. Si chacun connaît en France la réputation de faux-monnayeur que se traîne Philippe Le Bel depuis le 14ème siècle, l’Angleterre ne s’est guère privée non plus d’inonder l’économie d’un pays – d’une colonie, en l’occurrence – de fausse monnaie au cours de la Guerre d’Indépendance américaine. Quelques décennies plus tard c’était au tour de Fouché d’organiser dès 1809, sous Napoléon, une vaste opération de réalisation de fausses monnaies, confiée à des artistes et des imprimeurs recrutés à… la Banque de France. Avec la bénédiction de l’Empereur.
Un faussaire chez les SS
L’un des exemples les plus célèbres et les plus impressionnants de fausse monnaie d'état, par sa durée comme sa qualité, est plus récent et remonte à la Seconde Guerre mondiale. On en doit l'idée à un officier SS allemand, le Sturmbannführer Bernhard Krüger. Le cher homme s’y connaissait en termes de fausse monnaie, puisqu’ancien faussaire lui-même, il avait été emprisonné pendant la République de Weimar avant d’être recruté en 1939 par l’Office central de la Sécurité du IIIe Reich (le RHSA pour Reichssicherheitshauptamt. A vos souhaits.) pour ses fantastiques talents. Il y prit la tête de l'unité VI F 4a, spécialisée dans la fabrication de faux documents (passeports, accréditations…) destinés aux espions nazis.
En 1941, Krüger proposa un projet ambitieux à son chef, Heydrich : utiliser les talents particuliers de certains prisonniers retenus dans les camps de concentration pour créer une équipe de faux monnayeurs de toutes pièces (pardon). Le but de la manœuvre ? Démolir l’économie britannique en inondant l’Europe entière de faux billets. Conquis, le directeur du RSHA lui accorda carte blanche pour réaliser son projet. L'opération « Bernhard » était née.
Krüger installa ses quartiers dans un baraquement isolé du camp de concentration de Sachsenhausen. Proche de Berlin et destiné à « accueillir » principalement des prisonniers politiques, Sachsenhausen n’était pas destiné à l’extermination à proprement parler, même si c’est là qu’on y testa les procédés de meurtre de masse employés à Auschwitz et ailleurs.
Au cours des mois qui suivirent, Krüger écuma les camps de prisonniers à la recherche d'imprimeurs, de graveurs, de spécialistes du papier, de dessinateurs, de faux-monnayeurs aguerris… Rapidement il fut en mesure de mettre sur pied une équipe de près d'une centaine de membres, tous hautement qualifiés. Le travail commença et après de longs mois de patience et de mise au point, les résultats obtenus dépassèrent toutes les espérances de Krüger et de ses chefs. Les nouvelles livres Sterling produites dans la presse de Sachsenhausen étaient tout bonnement plus vraies que nature, ou en tout cas que celles produites à Londres : après la guerre, un expert de la Bank Of England elle-même se dira incapable de distinguer les vrais banknotes des fausses.
Intoxication économique
Les presses se mirent à tourner jour comme nuit, rendant nécessaire le renforcement de l’équipe qui passa à 142 membres au plus fort de son activité qui s’étendit jusqu’à l’extrême fin du conflit : de 1942 à mars 1945, ce sont plus de 8 millions de billets de banque qui furent produits pour une valeur total qui dépasse les 134 millions de livres, en fausses coupures de 5, 10, 20 et 50 £. Dans les dernières semaines de la guerre, les presses semi-clandestines de Sachsenhausen se mirent même à produire des dollars, de même qualité. A noter que certains de ces faux finirent dans la poche de certains officiers allemands qui s'en servirent pour fuir en Argentine ou ailleurs après l’écroulement du régime nazi et financer leur nouvelle vie.
Pendant que des bombardiers allemands lâchaient des sacs de billets au-dessus de l'Angleterre pour les faire écouler par les agents infiltrés, des espions de l'Abwehr (les services de renseignement nazis) sillonnaient l'Amérique du Sud et tous les pays neutres en achetant des cargaisons, des bâtiments, des terrains, des entreprises, des services, des armes, des faux-papiers… et en les réglant en liquide, à l’aide de ces faux billets. Les agents eux-mêmes ignoraient qu'ils s'agissaient de faux, quand ils n’étaient pas eux-mêmes payés en fausse monnaie… Petit à petit, les billets ainsi blanchis regagnaient le territoire britannique et s'y multipliaient comme des petits pains.
La Bank Of England découvrit dès 1943, et presque par hasard, que des numéros de série identiques se retrouvaient sur plusieurs billets. Restait à détecter puis combattre la source d’approvisionnement, et ça… Cette entreprise d’intoxication de l’économie anglaise ne cessa que dans les tous derniers mois de la guerre et fut assez puissante – 1 billet sur 20 était un faux en 1944 sur le territoire britannique - pour contraindre Londres à remplacer en 1957 tous les billets de 5 £ de la circulation par un nouveau modèle, près de quinze ans plus tard.
Krüger fut jugé après-guerre et… acquitté : de nombreux détenus juifs qui avaient travaillé sous ses ordres plaidèrent en sa faveur, expliquant que leur rôle au sein de l’atelier secret les avaient de fait protégés d’une mort certaine. Apres la guerre, Krüger fut recruté par la compagnie qui avait fourni le papier nécessaire à l'opération Bernhard.
Et aujourd’hui ?
Evidemment, ce genre d’opération ne serait plus envisageable aujourd’hui et… Ah tiens, si : en 2005, ce fut au tour des Américains de découvrir que leur monnaie était imitée – et à la perfection – non par une bande de faux monnayeurs, mais une fois encore par un Etat, et pas n’importe lequel : la Corée du Nord, via une série de sociétés bancaires installées à Macao et en Chine. .
Dans la foulée, deux opérations massives (baptisées « Royal Charm » et « Smoking Dragon » au nom du vieux principe qui veut que les actions de contre-espionnages portent des noms cools) eurent lieu à l’été 2005 à Taïwan, en Chine et sur le sol américain. Plus de 4,4 millions de fausses coupures de cent dollars sont récupérées - je vous laisse faire le calcul... Leur invraisemblable qualité les rend indiscernables des dollars authentiques : gravure, encre et papier sont identiques… Au moins, on sait que ce n’est pas Krüger : il est mort en 1989.