L’affaire Dieudonné n’a manifestement pas fini d’agiter le débat public, à en juger par les dernières déclarations du ministre de l’intérieur. Sans répondre ici à la question de savoir si l’éventuelle interdiction des spectacles de l’humoriste est ou non justifiée, force est de constater qu’elle marque le retour d’une forme de censure préventive. Depuis le 19e siècle, cette censure a un nom et une apparence : la fameuse Anastasie. Au fait, pourquoi Anastasie ?
La censure et les censeurs
Avant de parler d’Anastasie, un bref mot sur la censure et les censeurs. Comme toujours, l’étymologie est précieuse : le mot censure vient du latin censere, (arbitrer ou mesurer la valeur), et date du 5e siècle avant J.-C. Il désignait alors les magistrats chargés du cens. Leur boulot consistait à classer les citoyens par ordre de fortune et d’âge pour fixer le niveau de l’impôt et le degré de leur contribution à la défense de Rome. Avec le temps, ce droit de classer les Romains au triple point de vue financier, politique et militaire se développa. L’autorité de la censure (censoria potestas) s’étendit à la mesure de la dignité, de l’honneur des citoyens, et donc à la surveillance des mœurs. Les censeurs pouvaient en cas d'infraction la noter sur le registre du cens avec indication du motif et frapper les coupables d'ignominie. Ce genre de jugements définitifs pouvait concerner les hommes célibataires d’un certain âge qui n’avaient pas pris la peine de se marier et ceux qui ne remplissaient pas leurs obligations militaires, la négligence des obligations religieuses, la fraude, les abus de pouvoir, la brutalité vis-à-vis des femmes, des enfants ou des esclaves, la répudiation d'une épouse légitime, la cruauté, la débauche…
Celle qui ne meurt jamais
Si la censure vient du latin, Anastasie, elle, vient du grec : son nom signifie « résurrection » – une façon pour les auteurs et les médias de rappeler que la censure, un temps abolie sous la Révolution puis rétablie par Napoléon, ne meurt jamais vraiment. Lorsqu’Anastasie succède en 1870 à ses ancêtres Dame Censure ou Dame Séraphine, seuls des historiens du droit seraient encore en mesure de comprendre quelque chose aux évolutions successives des champs concernés par la censure, de l’Empire à la Troisième République en passant par quelques Restaurations. Les textes de loi changent fréquemment, comme les champs visés par les censeurs et les peines prévues.
Chouette et lorgnons
La première et la plus célèbre des représentations figure en tête de ce billet et apparaît en 1870 sous le crayon du caricaturiste André Gill. Et comme dans toute allégorie, aucun détail n’est innocent.
Là où la Liberté est jeune, lumineuse, radieuse et attirante, Anastasie est une vieille mégère grimaçante au sourire sournois. La taille disproportionnée des ciseaux d’Anastasie en dit long sur la finesse des coupes qu’elle prétend faire dans les œuvres littéraires, la presse ou les spectacles, quels qu’ils soient. La chouette qu’elle porte sur l’épaule symbolise évidemment son caractère scrutateur : la censure surveille le pays, jour et nuit, avec une attention maniaque.
Maniaque, mais myope, à en juger par les lorgnons de la vieille femme. Une façon là encore de moquer des décisions arbitraires et pas forcément justifiées d’une censure qui taille à tort et à travers dans des œuvres dont elle ne comprend pas grand-chose. Et cette chouette n’est pas là seulement pour la formule ironique (« Anastasie, cette vieille chouette »). Elle symbolise la nuit et les superstitions d'un âge reculé et obscurantiste. Anastasie ressemble d’assez près à la figure traditionnelle de la sorcière : vieille, atrocement moche, les ongles crochus, sortie tout droit du fond des âges…
Si les vêtements et le chapeau d’Anastasie rappellent de leur côtés ceux d’une concierge de l’époque, il ne s’agit là encore pas d’un hasard : elles qu’on appelle dans l’argot du 19e les « bignoles » sont souvent des indicatrices de choix pour la police. D’autres illustrations confirmeront cette tendance à faire d’Anastasie cette vieille envieuse soumise au pouvoir – elle porte un tablier de domestique – qui écoute dans les cages d’escaliers.
Avec le temps, l'allégorie s'étoffera grâce à d’autres caricaturistes. En juillet 1874, sous la plume de Touchatout, le Trombinoscope, célèbre feuille satirique, lui ajoutera toute une famille. Il fait d’Anastasie, « illustre engin liberticide français », la fille naturelle de Séraphine Inquisition et lui donne quelques cousins : Ernest Communiqué, (le prénom visait un ministre de l’intérieur dont les communiqués ampoulés et parfaitement vides de sens faisaient le bonheur des humoristes), le vicomte Butor de Saint-Arbitraire, Agathe Estampille…