67 ans avant la (possible) pénalisation des clients, Marthe Richard fermait les maisons-closes

Qui dit plus vieux métier du monde dit plus vieux débat du monde. L’histoire de la prostitution est aussi celle d’une longue valse-hésitation du pouvoir politique, entre tolérance et répression. L’actuel débat sur la pénalisation des clients n’est qu’un épisode de plus d’un débat qui prit un tournant décisif en 1946, avec la fermeture rocambolesque des fameuses maisons de tolérance – les maisons-closes. Une loi qui porte à jamais le nom de son inspiratrice, Marthe Richard, personnage haut en couleur s’il en est.

Fille de joie, aviatrice, espionne (?) et deux fois veuve

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la femme qui parvint à pousser l’Assemblée nationale à voter dans l’immédiate après-guerre la fermeture d’un bon millier de maisons closes n’est pas facile à suivre. Née dans une famille modeste, Marthe n’a pas 17 ans quand la police l’inscrit au Fichier national de la Prostitution en 1905 : la jeune fille tapine alors autour des casernes de Nancy – une « fille à soldats » à trois francs la passe et 50 passes par jour, parmi tant d’autres. Atteinte de syphilis et signalée comme telle en Préfecture, Marthe est renvoyée par son souteneur. Elle quitte la région pour Paris où elle arrive en 1907.

Elle y entre dans un bordel plus huppé. Un industriel, Henri Richer, tombe raide dingue de la jeune fille et l’épouse séance tenante, avant de mourir au front en 1916 – à 27 ans, Marthe Richard est veuve, riche et libre. Pendant toute la Belle Epoque, la jeune femme s’est essayée à l’aviation. Elle est même devenue une pilote émérite et casse-cou, mais légèrement affabulatrice : elle triche en beauté pour tenter de faire croire aux journaux qu’elle a battu le record féminin de distance. En réalité, elle a fait une partie du trajet... en train.

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Dans l’entre-deux guerre, second mariage, avec M. Crompton, un dirigeant anglais de la fondation Rockefeller. Las, le cher homme meurt deux ans plus tard. Deux fois veuve et pour toujours à l’abri du besoin Marthe Richard fait des pieds et de mains pour faire effacer la seule tâche qui pèse sur son parcours : la mention de son nom sur le registre national de la Prostitution. Hélas, même les relations tout ce qu’il y a d’intimes qu’elle noue avec Edouard Herriot n’y font rien, la police des Mœurs reste inflexible : pour elle, Marthe Richard reste une prostituée. Riche, oui, indépendante oui – mais respectable, pas pour tout le monde. Ce qui la mine.

La seconde guerre mondiale est une période floue : mythomane pour les uns, résistante héroïque pour d’autres, Marthe Richard est en tout cas extrêmement douée pour faire parler d’elle. Au terme du conflit, elle se présente partout comme une espionne et une résistante de la première heure. Fascinée par le personnage, la presse adhère. Notoriété oblige, différentes associations la choisissent pour en faire leur porte-arole. Dans la ligne de mire, un programme (et un plénoasme) : la fermeture des maisons-closes.

Les maisons-closes : toute une époque

Ah les maisons closes... Les lupanars, les boxons, les clandés, les bobinards, les claques… Autant de mots d’argot qui révèlent indirectement le rôle de ces lieux de prostitution encadrés et réglementés, dont on peine à s’imaginer l’importance – la visite du deuxième étage du Musée de l’Erotisme, à Pigalle, est recommandée sur ce point. Paris seule compte en 1946 près de 200 bordels où travaillent très officiellement plus de 1500 prostituées.

Pour les autorités, le bon terme est celui de maison de tolérance : un même mot pour désigner des bordels de toutes catégories, de l’abominable lieu d’abattage aux boxifs les plus huppés de la capitale, du One Two Two au Sphinx en passant par le Chabanais, courus par la meilleure société – masculine, s’entend, du moins dans les étages. Dans certains cas, les maisons font également cabarets et le tout-Paris s’y presse au grand jour, dans des décors parfois surréalistes de kitsch : le One Two Two accueille régulièrement Guitry ou Gabin, mais aussi Colette ou Marlène Dietrich.

Les établissements, signalés par une lanterne rouge, sont fréquentés par une clientèle variée, des jeunes gens timides venus s’initier aux éclopés de guerre en passant par les veufs en mal d’affection ou des maris discrets. On estime à plus de 700 le nombre de maisons-closes ouvertes en France, dans l’après-guerre, soigneusement recensées par les autorités – et taxées comme ce n’est pas permis : l’Etat récupère jusqu’à 60 % des bénéfices…

Marthe Richard n’a jamais voté la loi qui porte son nom

Et pour cause : Marthe Richard ne fut jamais députée. C’est en tant que conseillère municipale de Paris qu’elle commença son combat, d’abord concentré sur la seule capitale. Les arguments qu’elle évoque n’ont guère changé depuis. Ce n’est pas tant la prostitution qu’attaque Marthe Richard que son exploitation commerciale par des tiers et son contrôle tatillon par les autorités – elle est bien placée pour avoir dans le nez la Brigade des Mœurs.

De mauvaises langues ne tardent évidemment pas à dresser le lien entre l’acharnement de Marthe Richard et son passé : entre autres, la « Veuve qui clôt » réclame à cor et à cris la disparition de ce fichier de la prostitution où son nom figure toujours.

Après des débats aussi houleux que ceux qui s’annoncent aujourd’hui, le Préfet de la Seine annonce la fermeture des boxifs du département. Il n’en faut pas plus à Marthe pour passer à l’échelon supérieur : le 13 avril 1946, les députés adoptent la loi n° 46 685 "tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme. Son article 5 ordonne la destruction du fichier national de la prostitution.

Marthe Richard changea d’avis

Que les habitués s’en désespèrent est une chose – mais la loi, de fait, met surtout brutalement sur le trottoir des milliers de jeunes femmes que personne ne se préoccupe d’aider. Du cadre sans doute glauque, mais relativement sécurisé des maisons closes, les prostituées passent à la rue, avec ses dangers, sa précarité et sa misère.

C’en est au point que Marthe Richard elle-même fera machine arrière et militera pour la réouverture des bordels, de 1951 à sa mort. Voire le recrutement de prostituées dotées d'un statut de... fonctionnaires.

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu