L’inventivité fiscale n’a pas de limites : histoire de trois taxes inattendues

Ostia-Toilets

Déclaration de revenus : une vision antique

Ecotaxe, fiscalité renforcée sur les produits d’épargne, taux à 75 %... Le débat sur la pression fiscale fait rage ; beaucoup se font un plaisir de se moquer de l’inventivité sans limites du fisc. Or, l’histoire a montré qu’elle peut être VRAIMENT sans limites. Retour sur trois cas d’école – en prévenant les âmes sensibles : ce billet n’est peut-être pas le plus élégant qu’il m’ait été donné d’écrire.

La taxe sur l’urine

On associe la Rome impériale à bien des choses, mais rarement à l’odeur de vieille urine relativement prégnante qui devait en saturer les ruelles. Oh, la Ville disposait bel et bien d’égouts impressionnants – le fameux cloaca maxima – mais le réseau était encore à ciel ouvert sur une bonne partie de sa longueur, au moins au 1er siècle. D’autre part, aucune des villas et pas un immeuble de Rome n’y étaient reliés par un de ces systèmes de canalisation bienvenus qui font la joie de l’homme moderne, au moins dans la partie la plus privilégiée du monde. Certes, les Romains disposaient d’un réseau relativement dense de latrines et de thermes publics pour se soulager. Mais ces édifices n’étaient pas plus reliés au système d’évacuation que les domiciles privés et il fallait bien faire quelque chose des réservoirs, une fois ceux-ci pleins.

C’est là qu’entre en jeu l’empereur Vespasien. Particulièrement inventif en matière fiscale, le cher homme réalisa un beau matin qu’il était littéralement assis sur un tas d’or jaune aux reflets brillants. Mais liquides.

Par un de ces hasards qui prouve que la chimie a de l’humour, il se trouve que l’urine est le seul agent fixant facilement disponible dans l’industrie de la teinture antique. Autrement dit, garantir le blanc pur ou le rouge éclatant des toges des patriciens, la couleur des voiles des matrones ou des tuniques du peuple passait par une étape essentielle : tremper le tissu concerné dans un bain d’urine. Croupie.

Vespasien commença par mettre en place un vaste système de collecte de cette manne gratuite qui lui tendait les bras, si j’ose dire : thermes, latrines, fosses d’aisance… Il en organisa l’acheminement vers les ateliers odorants de l’honorable corporation des tanneurs. Ne restait plus qu’à taxer ladite profession d’un impôt sur l’urine (vectigal urinae) : les rues étaient propres, l’Etat prospère et tout le monde avait de très jolis vêtements sur les relents desquels nous ne nous étendrons pas. Mais pensez-y la prochaine fois que vous regarderez Gladiator.

C’est à Suétone qu’on doit la réplique de Vespasien restée célèbre : à son fils Titus qui s’agaçait du caractère relativement répugnant de cet impôt, l’empereur tendit une pièce d’or, lui demandant si elle sentait fort. A Titus qui répondait par la négative, Vespasien répondit « Atqui ex lotio est. Peculia non olet. » (« C’est pourtant de l’urine, l’argent n’a pas d’odeur »). Et c’est aussi pour cette raison que les urinoirs publics s’appellent des vespasiennes en France et en Italie…

La taxe sur le poil

L’idée ne pouvait être qu’anglaise et date de 1535 : Henri VIII, lui-même barbu avec virulence eut un jour l’idée un tantinet surréaliste de taxer… les barbes. Mieux : ce souverain raisonnable créa une sorte de taxe progressive basée tant sur la longueur de la barbe en question que sur la position sociale du barbu concerné. Sa fille Elisabeth 1ère, nettement moins barbue, assouplit l’impôt en question en ne l’appliquant qu’aux barbes de plus de quinze jours.

Une belle idée de ce genre ne pouvait pas disparaître aussi simplement. Un peu moins de deux siècles plus tard, en Russie, Pierre le Grand monte sur le trône avec la ferme intention de faire rentrer la Russie dans la modernité à grands coups de pied au cul si nécessaire.

La mode, ça va vient : or, il se trouve qu’au début du 18ème siècle, l’Europe ne porte tout simplement plus la barbe. Les cours et les chancelleries sont glabres et les barbus considérés comme d’indécrottables ploucs - l’exact inverse de l’image que souhaite renvoyer le Tsar de la Russie nouvelle. Pour moderniser et occidentaliser le royaume, Pierre le Grand impose aux nobles et à tout le pays de sortir fissa l’eau chaude et les ciseaux.

Cela n’allait pas de soi de toucher à un système pileux auxquels les Russes accordaient une valeur d’autant plus grande que les hivers sont rudes : on n’est jamais trop poilu face aux frimas. Une raison plus profonde est d’ordre plus religieux : si l’orthodoxie russe exige des hommes qu’ils portent la barbe, c’est pour ressembler au Créateur, dont la version russe est en effet barbue jusqu’aux sourcils. C’en est au point que ceux qui cédèrent se firent souvent enterrer avec leur barbe à côté d’eux pour prouver leur bonne volonté une fois au Ciel…

Dans sa grande clémence, le tsar décida d’assouplit sa position et de profiter de la mauvaise volonté des récalcitrants pour arrondir les fins de mois. L’impôt est à cet égard un petit coup de génie. Pierre le Grand – glabre sans aucune mérite puisque sa barbe ne poussait tout simplement pas – cogne où ça fait mal : au portefeuille. Chacun payait en fonction de sa classe sociale, de 100 roubles pour les plus fortunés à un demi-kopeck pour les paysans. Les religieux furent exemptés.

Comme toujours, le plus beau est dans les détails. Chaque barbu jusqu’au-boutiste recevait en payant l’impôt un jeton de bronze qu’il devait présenter sur simple demande. Quiconque croisait un poilu pouvait le contraindre à se présenter aux autorités pour y régler l’impôt si nécessaire. L’administration était en mesure de refuser leurs requêtes ou de les soulager de 50 roubles supplémentaires. Etc…

La taxe sur le savon

Notre époque, légèrement paranoïaque en termes d’hygiène, a tendance à considérer l’ensemble des siècles passés comme un long tunnel crasseux, ignorant des règles les plus basiques de la propreté. Ce n’est pas entièrement faux selon les lieux et les époques, mais ce n’est certainement pas toujours vrai. Ce qui l’est en revanche, c’est que les premiers à décourager l’hygiène publique à grands coups de taxes furent parfois… les pouvoirs publics.

Retour en 1649 : Charles 1er d’Angleterre vient tout juste d’être décapité et le camp puritain mené par Cromwell prend les rênes du royaume. Par une de ces interprétations des textes sacrés toujours amusantes a posteriori se répand alors l’idée que la propreté, c’est le diable.

Pourquoi ? Pour tout un ensemble de raisons qui nous semblent relativement surréalistes vu d’ici. Se laver, c’est se mettre nu (c’est plus pratique), perdre du temps qu’on pourrait consacrer au labeur, et se prélasser tout en gaspillant de l’eau. A en juger par les pamphlets religieux du temps, c’est même censé rendre violent – si.

Ni une ni deux : le Parlement anglais taxe l’ensemble des ingrédients nécessaires à la fabrication de savon (la potasse, par exemple) dans des proportions littéralement assommantes, privant du même coup la quasi-totalité de la population d’un produit d’hygiène courante. A en croire l’alléchant Traité des Impôts de M. Esquirou de Parieu paru en 1866, l’ensemble des taxes anglaises augmentait le prix du savon de 120 %. Et le cher homme d’ajouter avec candeur « qu’une telle charge sur une matière si nécessaire au confort et à la propreté présentait de sérieux inconvénients. »

Dont celui de faire puer la sueur à tout un royaume, en effet. C’en est au point qu’il y eut pendant deux siècles un considérable trafic international de savon de contrebande… Avant que finalement, les taxes ne soient sérieusement revues à la baisse dans les premières décennies du 19ème siècle.

La prochaine fois qu’un Anglais amateur de french bashing évoquera devant vous le bon vieux cliché des Français qui ne se lavent pas, vous saurez quoi lui répondre…

Publié par jcpiot / Catégories : Actu