L'aura, le charisme, le poids politique, l'humanisme de Mandela... On a sans doute tout dit de l’ancien président d’Afrique du Sud qui lutte aujourd’hui contre la mort dans une chambre d’hôpital, victime de son âge, bien sûr, mais aussi d'une affection pulmonaire qu'expliquent sans doute ses 18 années de détention - sur 27 - dans l'une des pires prisons du monde, aujourd'hui fermée : Robben Island.
L’Alcatraz sud-africain
Un caillou ovale de 5 km² à quelques encablures du Cap, plat comme une limande et peuplé de phoques : voilà à quoi se résume Robben Island, transformée au fil du temps en léproserie, en hôpital psychiatrique, en fort militaire et pour finir en prison de haute sécurité.
Isolée du continent par un bras de mer aux forts courants, réservée aux détenus à risque, Robben Island rappelle la prison d’Alcatraz. Dans la baie de San Francisco comme ici, la logique est la même : disposer d’un centre de détention suffisamment sûr pour y isoler les détenus à risque et décourager par avance toute tentative d’évasion. La seule différence tient au fait qu’Alcatraz n’accueillit aucun prisonnier politique, contrairement à Robben Island qui accueillit à partir de 1964 un détenu de 46 ans condamné à la perpétuité pour sabotage et trahison : Nelson Mandela, matricule 46 664.
Il ne quittera l’île qu’en 1982, pour rejoindre une autre prison qui dut lui faire l'effet d'un palace en comparaison.
Travaux forcés, brimades et traitements de « faveur »
Les conditions de détention y sont sciemment conçues pour briser les volontés les plus solides. Les 800 prisonniers sont séparés en fonction de leur couleur de peau. Les rations des Noirs sont plus maigres que celles des détenus blancs ou asiatiques. Condamnés aux travaux forcés, les plus chanceux travaillent aux cuisines ou aux laveries. Les plus dociles ont parfois le droit de jouer au volley ou au tennis dans la cour. Certains s’arrangeront pour envoyer quelques balles à l’extérieur, alourdies de messages qui permettront au monde de connaître la façon dont on traite des êtres humains à Robben Island.
Ceux que les gardiens ont dans le nez finissent à briser des cailloux dans la cour ou pire, à creuser des heures durant dans la carrière de chaux voisine, sous un soleil de plomb. La lumière et la poussière ravagent leurs yeux et leurs poumons. Après sept ans de ce régime, Mandela changea d’affectation et eut l’insigne privilège de passer ses journées à pelleter du guano. Ce qui ne l’empêcha pas de prendre des cours de droit par correspondance , de finir diplômé de l’Université de Londres et de transmettre son message politique à ses compagnons - au point que Robben Island fut surnommée "l'Université Mandela."
Mandela effectua sa peine dans l’aile B, réservée aux prisonniers de la classe D, la plus durement traitée. Il n’eut droit qu’à une visite et une lettre tous les six mois, lettres que ses gardiens s’ingénièrent à saccager avant de les lui remettre, le plus souvent illisibles. Pendant des années, il se lava à l’eau de mer froide. Sa cellule, sommaire, comptait une paillasse jetée à même le sol, quelques couvertures, une table minuscule et un seau. Ni toilettes, ni lavabo. Aucune étagère. Aucun objet personnel. La pièce fait 3 m². De 1964 à 1982, jamais Mandela ne put y étendre les jambes.
« I’m the captain of my soul »
Briser Mandela dont l’aura ne cessait de croître dans le monde entier devint une préoccupation presqu’obessionnelle pour l’Afrique du Sud ségrégationniste. Aucun marché, aucune compromission, aucun traquenard ne lui sera épargné, y compris celui - particulièrement pervers – d’une fausse évasion au cours de laquelle le leader de l’ANC aurait commodément trouvé la mort s'il avait cédé à la tentation.
Le reste du temps, le pouvoir le passa à tenter de le piéger en lui proposant d’adoucir ses conditions de détention ou de le libérer en échange de son silence. Mandela refusa obstinément chacune de ces propositions et retourna chaque fois à son enfer, tête haute. Il dira lui-même avoir puisé cette force dans un poème célèbre de William Henley, Invictus, qu’on peut entendre en voix off, dans cet extrait du film du même nom réalisé par Clint Eastwood en 2009.
Qui gardera les gardiens ?
L’une des humiliations subies pendant quelques années par Mandela à Robben Island en dit long sur les conditions de vie des détenus noirs. Chaque jeudi au cours de cette période, les gardiens faisaient sortir Mandela et quelques-uns de ses compagnons de leurs cellules et les conduisaient le long d’un talus où on les forçait à creuser une tranchée de plusieurs dizaines de centimètres profondeur. Après les y avoir fait descendre, les surveillants leur urinaient dessus avant de leur ordonner de reboucher la tranchée et de les ramener à leurs cellules, sans pouvoir se laver.
Bien des années plus tard, on demanda à Mandela qui il souhaitait convier à son premier repas de Président nouvellement élu. Il demanda – il exigea, en fait – que l’on invite ses anciens geôliers. Un geste inouï, finalement peu surprenant de la part d'un homme qui avait convié à la cérémonie d'investiture le procureur qui avait demandé sa tête aux juges, trente ans plus tôt.