Trente ans se sont écoulés depuis l’identification du virus du sida. Entre thérapie génique et premières guérisons, la recherche progresse, même si le combat est loin d’être gagné. S'il devait disparaître demain, le HIV aurait déjà provoqué l’une des épidémies les plus dures de l’Histoire en provoquant 28 millions de décès dans le monde depuis son apparition. Une pandémie destructrice, loin pourtant derrière la plus violente de toutes : la peste. En 1347, celle-ci ravagea l’Europe dans des proportions à peine imaginables.
Patient Zéro et guerre bactériologique
En épidémiologie, la recherche du fameux Patient Zéro est la plupart du temps une gageure, surtout quand les médecins mettent des années à identifier l’agent pathogène. Déjà impossible dans le cas du sida, la recherche est évidemment vaine dans le cas de la Grande Peste – quoique.
On ne connaîtra jamais le nom du malheureux marin concerné, mais on sait où et quand a commencé l’épidémie : dans le port de Messine, en septembre 1347. La bactérie qui descend alors d’un des bateaux, bien au chaud dans l’organisme des marins et des puces, est une vieille connaissance : Yersinia Pestis a déjà frappé dans l’Antiquité. Elle vient cette fois-ci des bords de la Mer Noire et plus précisément d’un comptoir génois, un temps assiégé par la Horde d’Or. Eux-mêmes contaminés, les soldats mongols avaient fini par se lever le siège en 1346, non sans catapulter quelques-uns de leurs cadavres dans la ville – le premier exemple connu de guerre bactériologique. Libres, les anciens assiégés en pleine incubation purent aussitôt renvoyer en Italie les cargaisons longtemps bloquées…
Avec elles arrivent les premiers malades, mais aussi les rats. Ceux-ci ne sont que le véhicule du bacille que lui transmettent ses puces, mais c’est un véhicule rapide et résistant. De Messine, galères et galéasses repartent pour Venise, Gênes, Marseille... De là, les marchandises circulent dans toute l’Italie et passent par Avignon, cité papale. En six mois, la peste a débarqué sur tout le pourtour méditerranéen et commence à remonter l’axe du Rhône. La Grande Pestilence commence.
« Dieu a condamné le monde à une mort subite »
En cinq ans, elle va tuer 30 à 50 % de la population européenne, soit 25 millions de morts au bas mot. Aucune des épidémies suivantes n’approchera un tel taux, pas plus que les deux guerres mondiales : l’Europe est à genoux. L’Allemagne y laissera la moitié de sa population comme l’Italie, la France un peu moins : 40 %, un taux qui à l’échelle actuelle représenterait 17 millions de morts. A l’été 1348 à Londres, on enterre une personne toutes les trois minutes. Le roi de Suède, désespéré, annonce à ses sujets que la fin des temps est venue : « Dieu a condamné le monde à une mort subite. »
Subite et douloureuse : ce que fait la peste à un organisme humain est particulièrement atroce et marquera la culture européenne pour des siècles. L’incubation prend 4 à 6 jours, laissant aux malades 20 % de chances de survie à peine. Une fièvre violente apparait, assortie de maux de tête, de douleurs articulaires et musculaires. Les ganglions grossissent et deviennent des fistules. Des bubons énormes apparaissent sur le corps des pestiférés, suivis de quelques ulcères noirâtres – d’où le nom de Peste Noire. A ce stade, soit le malade guérit de lui-même, soit l’organisme cède : c’est la septicémie. Le cœur est touché, puis le foie, la rate et les reins. La gangrène s’installe et la mort intervient dans les 36 heures qui suivent.
Dans les premiers temps, les fossoyeurs enterrent encore les victimes – puis meurent à leur tous, comme les médecins et les religieux qui tentent d’aider les malades. Rapidement, plus personne n’est enterré, les corps sont jeté dans des fosses communes ou abandonnés dans les maisons vides. Les plus riches fuient vers leurs domaines à la campagne, plus isolés, suivant les conseils d'un proverbe antique (« Pars vite, loin, et reviens tard »). Des villages entiers sont rayés de la carte et des dizaines de villes sont désertées pour plusieurs années. Les prêtres morts, des paroisses entières restent privées de leurs curés : bien des chrétiens meurent sans sacrements, ajoutant à leur souffrance physique des angoisses morales infinies. Dans les campagnes, les bras manquent tant dans les champs que les propriétaires fonciers font des concessions : c’est la fin du servage et avec lui du système féodal. Le Décaméron de Boccace décrit bien cette Europe ravagée, vide et qui sent littéralement la mort.
Se soigner, mais comment ?
Chaque épidémie a ses miracles et certaines zones échappent à la Peste Noire : Bruges, Milan, Nuremberg… Par pur hasard parfois, au prix de mesures drastiques ailleurs. A Bordeaux, le pouvoir local fait incendier les quartiers touchés - sans les évacuer.
Ailleurs, les médecins font ce qu’ils peuvent, c'est-à-dire rien : personne ne sait comment fonctionne l’épidémie. Dans le doute, on tente tout : on conseille des feux de bois, des bains chauds, on brûle des trognons de choux et des pelures de coings dans les cheminées. Les rues de Paris sont aspergées de vin. Les médecins encore en vie pratiquent la saignée, finissant d’affaiblir des malades déjà épuisés. Ils s’équipent de ces longs manteaux et de ces étranges masques d’oiseaux restés célèbres : à l’intérieur, ils glissent des clous de girofle et des plantes aromatiques censés les protéger des miasmes. Astrologues, rebouteux et autres guérisseurs plus ou moins sérieux conseillent de manger la viande bouillie ou couverte d’épices, lesquelles coûtent plus cher que leur poids en or… Partout, on défile en priant Dieu et la Sainte-Vierge - ce qui ne fait guère de mal, mais ne résout rien.
Une histoire ancienne ?
La Peste ne s'est plus jamais déployée à une telle échelle, mais des flambées meurtrières surgiront encore longtemps : en France, la dernière en date remonte à… 1918. Une centaine de personnes en moururent alors dans le nord de Paris et le dernier cas confirmé date de 1946, en Corse. Alors finie, la peste ? Pas vraiment : le germe est toujours présent en Afrique Noire et en Asie où elle tue encore 200 personnes par an. L’OMS est assez préoccupée pour la classer dans les maladies réémergentes.
La bonne nouvelle, c’est qu’un vaccin a été trouvé en 1897. La mauvaise, c’est qu’il n’est plus fabriqué depuis des décennies.