C'est la question à laquelle Thibaut Ruggeri répond avec application. Vainqueur, l'an passé du très prestigieux Bocuse d'or, que l'on a coutume de présenter comme le championnat du monde des cuisiniers, Thibaut Ruggeri vient de prendre les rênes du restaurant, nouvellement créé, de l'Abbaye de Fontevraud, non loin de Saumur.
Un lieu exceptionnel, où reposent, dans la nef de l'abbatiale, les gisants d'Henri II Plantagenet, Aliénor d'Aquitaine et Richard Coeur de Lion.
Après la Révolution, les murs religieux devinrent carcéraux, Jean Genêt y rédigea ses premiers textes littéraires.
Le Passé est ici intensément présent...
Depuis cet été, Fontevraud est également un rendez-vous pour les amateurs de belle gastronomie. Des investissements très importants ont été réalisés pour donner une nouvelle tonalité aux espaces, jadis sacrés, de la chapelle Saint Lazare, du cloître et de la salle capitulaire. Patrick Jouin, célèbre designer, accompagné de l'architecte des bâtiments de France Gabor Mester de Paraj, joue sur la noblesse des matériaux, bois blond, cuir gris, lignes sobres... Et si l'ensemble est une totale réussite pour l'e.bar situé dans l'ancienne chapelle, l'atmosphère délibérément dépouillée des espaces consacrés à la restauration est plus refroidissante, beauté rigide qui incline guère aux agapes. Ventre Saint-Jacques, nous sommes pourtant au pays de Rabelais, s'exclamerait frère Jean des entommeurs !
Cuisine localisée
Il revient donc à Thibaut Ruggeri de mettre en mouvement cet espace minéral, où pas même un bouquet de fleurs ne vient égayer la blancheur du tuffeau.
Tout commence par le rituel... On nous explique que les moines débutaient les repas avec de l'eau et du pain. Pour nous ce sera soupe et pain, ouf... En été, les soupes sont froides, en l'occurrence un velouté de courgette infusé de lard fumé, excellent starter accompagné de pains maison forts réussis.
A la lecture de la carte, la volonté de limiter géographiquement la provenance des produits est évidente : champignon de couche des champignoniéres voisines, volailles de Touraine, sandre de Loire... L'eau posée sur la table vient de la source d'Evraut, dont l'abbaye tient son nom. Traitée pour la consommation, elle est le symbole de cet enracinement local auquel le chef est très attaché.
C'est ainsi que le dîner s'ouvre sur un exercice de virtuosité autour du champignon de Paris. Présenté en fricassée, en salpicon, les chapeaux tournés de la manière la plus académique, ils sont mariés avec un godiveau de pintade contenant en son cœur un jus de volaille, le tout savoureusement posé sur une gourmande crème de volaille. Très belle entrée en matière, érudite et élégante.
Les légumes sont des éléments essentiels à l'architecture des assiettes de Thibaut Ruggeri, sa "révolution verte" en est la preuve emblématique. En chaque saison, l'assiette puise dans un vaste répertoire végétal. En cet fin d'été, une mousse de petits pois, relevée, justement, d'un léger parfum de menthe poivrée, assortie de pois gourmands, d'un émincé de sucrine, de grains de petits pois, chaque chose cuite avec la plus grande précision et condimentée d'un coulis de mélisse, offre un florilège potager et chlorophyllien enthousiasmant, rafraîchi d'une judicieuse glace au fromage de chèvre.
Thibaut définit sa cuisine comme étant créative, contemporaine, sensorielle, et porteuse des valeurs de la tradition, certes tout est vrai, elle est aussi très réfléchie, pensée, cultivée...
La part de l'instinct, de l'émotion première, n'est pas ce qui domine, nous sommes sur un registre différent, où le sens est un point capital... Sans que "les sens" ne soient oubliés.
Le turbot laqué au miel de l'abbaye monté avec une belle huile d'olive citronnée en témoigne. Exactitude des cuissons, tant pour le poisson que pour les radis roses, le céleri branche et les petits navets qui l'accompagnaient. Un classique contemporain, très en phase avec le design de Patrick Jouin.
Thibaut Ruggeri réussi pleinement son entrée en scène, la table de l'abbaye ne tardera pas à truster les récompenses.