Le changement dans la continuité
Si l'on demandait de décrire les principaux éléments de la politique industrielle et économique à la Française depuis une quinzaine d'années, voici probablement les éléments qui ressortiraient :
- Un soutien à l'emploi par des baisses de charges sociales financées sur le budget de l'Etat; Divers dispositifs fiscaux d'incitation à l'investissement, en particulier l'innovation.
- un soutien au financement des entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises.
- Tenter d'améliorer la démocratie sociale, la représentativité des syndicats, pour se rapprocher d'un modèle de cogestion à l'allemande;
- se focaliser sur l'innovation, en constituant des pôles de compétitivité, avec l'appui des régions;
- Faciliter la tâche des petites et moyennes entreprises afin de leur permettre de croître; en particulier, en leur réservant une partie de la commande publique, en leur facilitant les démarches administratives, en réduisant les délais de paiement qu'elles rencontrent, etc. Une sorte de Small Business Act.
- Le tout, bien évidemment, devrait être coordonné en Europe dans le cadre d'une politique industrielle ambitieuse.
Etc, etc.
C'est ce qui frappe le plus en lisant le rapport Gallois. Les propositions qu'il avance ne sont pas nouvelles; on aurait pu faire le même rapport il y a 5 ans, 10 ans; il décrit en pratique des politiques qui existent déjà, et qui font l'objet d'un grand consensus entre gauche et droite. Le message du rapport Gallois n'est pas révolutionnaire, bien au contraire : c'est de continuer à appliquer exactement les politiques qui existent déjà.
Sauf que, si le rapport a été commandé, c'est précisément parce que la façon de procéder depuis des années ne fonctionne pas. La lettre de mission du rapport est explicite, tout comme les annexes de celui-ci : l'industrie perd des emplois et sa part dans le PIB s'effondre, le solde commercial se dégrade, tout comme les parts de marché des entreprises françaises à l'étranger. Il faut sonner le tocsin, sauver la France. Comment alors comprendre un rapport qui invoque l'état d'urgence et préconise de continuer de faire comme avant?
Rituel national
C'est que ce genre de grand rapport public est un rituel national qui sert surtout à conforter les gouvernements qui les commandent dans leur point de vue. Les gens qui vous demandent "parle-moi franchement, est-ce que cette robe me va bien", le plus souvent, n'attendent pas vraiment une réponse franche, et risquent de vous reprocher de leur en donner une. Les chefs d'entreprise qui commandent un rapport d'audit stratégique à un cabinet de conseil n'attendent pas qu'on leur explique que leur stratégie est médiocre et vouée à l'échec. Dans la même veine, les rapports gouvernementaux ont surtout pour but d'apporter une légitimité extérieure à des options de politique déjà déterminées. Le rituel qui accompagne leur sortie - désignation des membres, "urgence nationale" décrétée, "fuites" dans la presse, démentis enflammés, fait partie de ce spectacle de légitimation.
On pourrait avoir une autre démarche, qui consisterait à évaluer réellement les politiques publiques en cours; voir ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas; ainsi, progressivement, par un processus d'essai et d'erreur, progresser régulièrement. Cette démarche d'évaluation des politiques publiques, décrite notamment par Etienne Wasmer et Marc Ferracci dans Etat moderne, Etat efficace reste en France au stade des incantations. On préfère de loin accumuler les dispositifs que l'on ne teste jamais, et les rapports publics en inventant de nouveaux.
Usines à gaz et occasion manquée
Sauf qu'à privilégier le style sur la substance, à chercher à donner l'impression qu'on fait du neuf sans se renier, on finit par construire des usines à gaz particulièrement complexes et inefficaces. La hausse de la TVA pour financer des crédits d'impôt versés en fonction de la masse salariale, dans des conditions encore floues, risque de devenir nid à déductions et à contraintes incompréhensibles. Un allègement des cotisations sociales patronales aurait été plus simple, mais aurait trop fâcheusement ressemblé à la TVA sociale dont le gouvernement ne voulait surtout pas il y a quelques mois. Il faut donc faire la même chose sans que cela ne se voie. Sans compter que la TVA sociale est elle-même une dévaluation qui ne dit pas son nom.
Alors que le taux de croissance français est en baisse tendancielle, le chômage en hausse, que seule une croissance forte permettra d'atteindre les objectifs européens en matière de déficit public, le gouvernement a préféré confier à un industriel un rapport sur l'industrie, alors que celle-ci représente 10% du PIB national; que la baisse des emplois industriels est due à des phénomènes - concurrence en Europe, gains de productivité, externalisation des activités de service - contre lesquels les politiques publiques ne peuvent pas grand chose. Le résultat est une demande de subventions directes ou indirectes; on peut être déçu, mais pas vraiment surpris. Les vrais sujets - une réforme significative de la fiscalité, une réflexion sur le fonctionnement du marché du travail, sur la croissance et ses déterminants... tout cela attendra.